Presse
Dov Alfon, journaliste et patron de rédaction, expert en transition numérique, a pris les rênes de Libération depuis six mois. Sa mission ? Embarquer le journal le plus rebelle de France vers un nouveau modèle économique.

Haute silhouette, sobre costume noire, Dov Alfon n’a pas le dress code d’un ex-journal libertaire, fondé par Jean-Paul Sartre et des maoïstes nourris à l’autogestion. Même le jean ou les baskets des géants de la tech lui sont étrangers. La sobriété est de mise, dans sa tenue comme dans ses propos, portés par une voix posée où pointe un élégant accent israélien. Ses phrases, précises et ciselées, laissent deviner un esprit réfléchi, synthétique et percutant. À peine entré dans son bureau, il présente le meuble sur lequel a travaillé Serge July pendant trois décennies. Il a deviné qu’il n’était pas question qu’il ne l’adopte pas. À quelques centimètres, un imposant coffre-fort en métal : « Il contient gilets pare-balles, matériel téléphonique et informatique et clés des voitures pour que les journalistes puissent partir en mission au pied levé. Cela fait partie du folklore. Je ne sais quelle est la part nécessaire et la part inventée mais j’ai choisi d’adhérer à toutes les valeurs et à la mythologie que j’ai trouvée sur place » sourit Dov Alfon, aussi cartésien que pragmatique.

Tempérament trempé

Sur une étagère, à côté de Proust, de Zola, d'Agatha Christie ou de Conan Doyle, se tient la bibliographie complète des œuvres dédiées au quotidien ou signée des plumes maison, de Philippe Lançon à Bayon, en passant par Mathieu Lindon ou Jean Rollin. Ses goûts affichés côtoient la légende Libé ! Comme si cela faisait partie du job que lui a confié Denis Olivennes, co-gérant depuis juin 2020, nommé par Alain Weill, le patron d'Altice. « Après avoir dévoré son roman policier Unité 8200 et suivi le travail de transformation numérique qu’il a opéré au quotidien israélien de gauche Haaretz, je l’ai invité à déjeuner, se souvient Denis Olivennes. On a passé trois heures ensemble. Je l’ai trouvé passionnant, exceptionnellement intelligent, doté d’un sens inouï de l’actu et d’une très forte détermination. Il a le tempérament trempé pour faire face aux crises et aux drames qui peuvent se présenter dans une vie. »

Tout s'est cristallisé un lundi, en 1972. Des croix gammées couvrent les murs du bureau parisien de son père, employé d’une compagnie d’assurance. « En trois semaines, nous étions partis nous installer en Israël. J’avais 11 ans, une enfance rêvée. Je ne parlais pas un mot d’hébreu et je l’ai très mal vécu. » Mais il y a gagné ses galons d’homme résilient et déterminé.

Suivent l'installation à Ashdod, le service militaire à l'unité de renseignement technologique 8200 de Tsahal qui le formera très tôt à ce qui deviendra internet. Puis le recrutement par Haaretz. Il s’est distingué en racontant le bug de l’an 2000 depuis le seul avion qui traversait l’Atlantique le 31 décembre 1999. Et en publiant «l’affaire Anat Kamm-Uri Blau », révélant des documents prouvant les assassinats ciblés de militants palestiniens par le commandement militaire israélien en 2008. Cette même année, il devient rédacteur en chef du quotidien et fusionne en un an les rédactions web et papier.

Instiller de la réactivité

À Libé, son objectif est d'« instiller de la réactivité et d'instaurer le web first » dans un journal arrimé à son édition papier. Et d'injecter du journalisme à l’anglo-saxonne, c'est-à dire des enquêtes et des reportages, là où la culture maison sanctifiait l’opinion. Dov Alfon a la légitimité pour imposer ses exigences. Résultats ? Libé multiplie les exclus : scandale chez d’Ubisoft, exploitation des Ouïgours, « Avenir lycéen », le syndicat pro-Blanquer, travail dissimulé des femmes de ménage ukrainiennes sous emprise... Les abonnements numériques sont passés de 21 000 à 51 000 ex. Cap sur 120 000 à 150 000 d’ici à trois ans. Libération a perdu 12 millions d'euros en 2020. Son nouveau statut de fondation ne l’exonère pas de trouver l'équilibre financier, gage de son indépendance.

Dov Alfon est pressé. Il a déjà créé une rédaction dédiée aux « hot news » sur internet, avec 25 journalistes, pour les quatre heures qui précèdent ou qui suivent.  « Je serais allé plus lentement si j’en avais le luxe. Je ne l’ai pas. Il y a des coupes gigantesques à faire pour opérer ce plan numérique, pour construire cet organigramme très restreint. Autant de décisions vécues comme très démoralisantes pour les journalistes ». Il n’est pas là pour être populaire mais gagner son pari. « Je n’accepte jamais une mission pour laquelle je ne suis pas sûr de réussir » note-t-il. Quitte à être impopulaire dans une rédaction où la contradiction et l’irrévérence sont des valeurs cardinales. « Diriger Libération, c’est accepter de prêter le flanc à des critiques qui, formulées dans d’autres journaux, seraient des motifs de licenciements ». Alors il accepte la mythologie interne, pragmatique. Le prix pour inventer le Libé de demain. Rebelle mais rentable !


 

Parcours
1961. Naissance à Sousse en Tunisie.
1972. Installation en Israël avec sa famille.
1979-1984. Officier des services de renseignements dans l’unité technologique 8200 de l’armée israélienne.
2008-2011. Rédacteur en chef du Haaretz, il en pilote ensuite la transition digitale.

2016. Son roman Unité 8200 est un succès, traduit dans 14 langues.

2016-2017. Correspondant à Paris du Haaretz.
Septembre 2020. Élu à 90,8% par les salariés directeur de la rédaction de Libération.

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