Cérémonie

Le prix Albert Londres a été remis à trois femmes reporters, Margaux Benn, Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova, ainsi qu'à l’enquêteur des Fossoyeurs, Victor Castanet. Quatre prix pour trois manières de faire récit en se donnant le temps. 

«  L’idée pour ce qui me concerne est d’arrêter de pleurer, et ça m’arrive assez souvent ». Hervé Brusini, le président du prix Albert Londres, ne cache pas son émotion lorsqu'il ouvre ce lundi 28 novembre à la grande bibliothèque nationale de Riga, en Lettonie, la cérémonie qui va consacrer quatre lauréats, Victor Castanet (livre), Margaux Benn (presse écrite) ainsi qu’Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova (audiovisuel). « On sent ici un poids, une force et un temps qui a passé », a-t-il ajouté en dédiant le prix à Marc Kravetz, Letton d'origine.

Avec les reporters ukrainiens Andriy Tsaplienko et Sevğil Musaieva, gratifiés du prix d’honneur, la guerre en Ukraine et les massacres de Boutcha, Marioupol ou Kherson sont dans tous les esprits. « Le défi consiste à documenter, à rassembler des faits pour les tribunaux qui donneront peut-être un sens », constate Hervé Brusini, en opposant « le témoignage de terrain » à « l'intensité de la propagande ».

Les journalistes lauréats ne sont pas tous des reporters de guerre. Mais ils ont pour point commun d’être allés sur les pas d’Albert Londres, 90 ans après sa mort.

Victor Castanet, avec Les Fossoyeurs (Fayard) et ses 170.000 exemplaires vendus, a changé notre regard sur la dépendance et les Ehpad, comme le fit l’écrivain-reporter avec l’hôpital psychiatrique.La franco-canadienne Margaux Benn, grand reporter au Figaro, a signé des reportages au plus près de la douleur humaine sur le front ukrainien, comme Albert Londres dans les tranchées de la guerre de 1914-1918. Les deux documentaristes Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova sont allées enquêter pour France 5 sur la force Wagner, la terrifiante milice de Poutine, comme le père des reporters partait sur la route de l’opium ou de la traite des blanches. 

Enfin, les deux Ukrainiens, depuis leur webcam ou leur mobile dans leur voiture, ont raconté entre deux coupures d’électricité leur effroi de se découvrir reporters de guerre auprès de confrères parfois blessés par des bombardements.

« Et au milieu de ces déchaînements, il y a des reporters qui sont une invitation à exprimer le courage de la vérité, le contraire du bourrage de crâne », a salué Hervé Brusini.

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Bien sûr, le jury n’avait pas choisi la capitale de Lettonie par Hasard. Après avoir songé à Kiev, il a fait le choix de Riga non seulement pour sa proximité avec l’Ukraine mais aussi pour la terre d’accueil des journalistes qu’elle représente. Qu’ils soient Russes dissidents ou Ukrainiens fuyant l’occupation du Donbass, 280 employés de médias y ont trouvé refuge. Les grands médias russes indépendants Meduza ou Novaïa Gazeta, par exemple, s’y sont transplantés.

Il y a chez tous les disciples d’Albert Londres le regard de ceux qui ne veulent pas renoncer à l’enfance, comme le disait si bien George Orwell cité par Rémi Lainé, le président de la Scam. Chez les lauréats, on retrouve aussi un luxe inouï en notre époque d’instantanéité : la capacité à se donner du temps.

Le temps d’une investigation de trois ans pour Victor Castanet avec son livre-enquête « à impact », comme il dit, qui a fait s’effondrer le cours de Bourse d’Orpea et imploser son équipe de direction. Son livre a provoqué une commission d’enquête parlementaire, bouleversé les liens avec les agences de santé ou l'usage des fonds publics et va sans doute entraîner une nouvelle législation sur la prise en charge de la dépendance.  « C'est à la fois impressionnant et réjouissant de voir que l'information peut changer les choses ou au moins avoir un impact », a-t-il observé.

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Le temps de se frotter au terrain avec une très grande humilité, une tendresse dans le regard et un art de multiplier les angles dans le récit pour Margaux Benn. La grande reporter été envoyée par son journal en pleine guerre sans rien connaître de l’Ukraine mais elle s’était fait les armes pendant quatre ans en tant que pigiste en Afghanistan, après avoir renoncé à un CDI à l’AFP. Elle s'apprête à retourner en Ukraine après trois séjours d'un mois chacun.

Le temps de construire pas à pas une enquête de longue haleine sur Wagner et ses logiques criminelles et prédatrices, enfin, pour Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova, qui apportent à l’agence Capa son cinquième prix Albert Londres.  Les documentaristes « ont été les premières à documenter les actions de cette armée », constituée de mercenaires financés par un proche de Poutine, Evgueni Prigojine, et « contribuant à nous faire comprendre les enjeux de la géopolitique du Kremlin », salue le jury, qui « récompense une enquête fouillée et implacable » réalisée « sur des terrains où le prix de la vie ne vaut pas cher ».

Un temps précieux mais ô combien nécessaire dont manquent cruellement tous les journalistes indépendants et précarisés, comme le rappelle Victor Castanet. Un temps de la vérité qui emprunte parfois d’ironiques détours de l’histoire pour aboutir ainsi que le relate Ksenia Bolchakova, née à Moscou et dont le père était correspondant de… La Pravda.

« Un cru très, très étonnant »

3 questions à Hervé Brusini, président du prix Albert Londres

Dans quelle mesure les lauréats du prix sont-ils révélateurs de ce qu'était Albert Londres ?

Ils sont comme lui au coeur des événements, à la fois une guerre et une injustice manifeste dans notre société française. Ils sont dans la bataille avec une investigation formidable sur Wagner et dans l'exercice du reportage ou du compte-rendu au jour le jour des différents événements du conflit. De l'autre côté, il y a une investigation qui ressemble beaucoup à celle menée par Albert Londres au bagne ou à l'asile avec « chez les fous ». On est dans cette dimension-là. C'est ce qui explique ce soit cette année un cru très très étonnant.

Il n'y pas de lauréat issu d'internet. C'est un choix ?

Non, nous n'avons pas encore un prix directement issu d'internet. Nous avons eu en d'autres temps des séries d'articles venus du web ou même un livre qui rassemblait 1000 tweets. Cette année, cela ne s'est pas présenté, donc ça n'a pas été salué comme d'autres fois

La désinformation fait partie de toutes les tables rondes. Le journalisme est-il plus difficile en raison de la mutiplication des infox ?

Il se renouvelle dans sa difficulté. Il n'est pas plus difficile, il est d'une autre trempe, d'un autre type d'expérience et il met donc en action d'autres réflexes, d'autres exigences... Mais fondamentalement l'enquête, le reportage de terrain, l'indépendance, l'engagement restent les lignes de fond du métier.

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