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La star du podcast Joe Rogan, par ses dérapages sur le covid et ses propos racistes, confronte le géant Spotify à une crise bien mal gérée. Retour sur un bad buzz qui soulève la question de la responsabilité des contenus sur les plateformes de streaming.

Joe Rogan n’en finit pas de déstabiliser la plateforme Spotify, colosse de l’industrie du streaming. Pour acquérir The Joe Rogan experience, podcast le plus écouté au monde avec 11 millions d’auditeurs par épisode, Spotify a déboursé 88 millions d’euros. Mais l’animateur américain, chantre d’une liberté d’expression sans limites, y a invité Robert Malone, propagateur de fake news sur le covid. Pire, Joe Rogan a aussi utilisé le mot « nègre » dans 70 épisodes, avant qu’ils ne soient discrètement ôtés de la plateforme le week-end dernier, a révélé le New York Times.

Pour chaque épisode de ce qui devient un feuilleton accablant, le PDG de Spotify Daniel Ek défend la star américaine, tout en « condamnant » certains de ses propos « nuisibles ». De quoi ternir la belle image d’un géant mondial de la tech. « Ça leur pendait pourtant au nez, affirme Sandrine Licari, consultante indépendante en communication stratégique et chargée d’enseignement. Il y avait déjà eu de nombreuses alertes ». Twitter avait suspendu le compte de Robert Malone. Et Spotify avait reçu une lettre ouverte d’une épidémiologiste signée par 270 scientifiques l'appelant à agir contre la diffusion de ces fake news dans le podcast.

Manque d'anticipation

« D’un point de vue stratégique, on peut leur reprocher un sérieux manque d’anticipation », poursuit la spécialiste. Mais seul le chanteur Neil Young, victime de la poliomyélite lorsqu'il était enfant, est parvenu à faire entendre l’affaire, en menaçant de retirer son catalogue si le géant ne réagissait pas. Dont acte ! La chanteuse de country Joni Mitchell a fait de même. Et leurs voix ont trouvé un écho médiatique et public. Conséquences : chute de l’action Spotify en bourse et bad buzz nourri autour du #deleteSpotify (supprimer Spotify). Face à une telle tempête, la seule réaction de l'amiral en chef a consisté s’engager à ajouter des liens aux podcasts traitant du covid vers des sites d’information spécialisés.

« C’est mettre sur un pied d’égalité des informations scientifiques et de la désinformation. Cela entretient la confusion selon laquelle on pourrait se faire son opinion, renchérit Sandrine Licari. Si l'on peut saluer l’éthique de Neil Young, Spotify aurait été bien inspiré d’en faire preuve. Et elle a entaché sa réputation, qui est un patrimoine immatériel et très volatil ». Pour Gaspard Gantzer, patron de Gantzer Agency, « C’est le Cambridge Analytica de Spotify. Le premier accroc à une réputation jusqu’alors impeccable ».

Ce sont les artistes qui, les premiers, ont osé s’en prendre à la main qui les nourrit quand les ventes dématérialisées représentent désormais davantage que les ventes physiques. Selon les spécialistes, Spotify détient 34 % du marché mondial du streaming musical, suivi par Apple Music à 21 % et Amazon à 15 %. Mais la plateforme ne communique que sur sa présence dans 184 pays avec 406 millions d’utilisateurs actifs par mois fin 2021 (soit +18 % versus fin 2020) et 180 millions d’abonnés (+15 %). Avant Neil Young et Joni Mitchell, la star de la pop Adele a poussé de la voix en novembre 2021 à l’occasion de la sortie de son 4e album 30. Elle a dénoncé le fameux « mode aléatoire », incarnation du triomphe des algorithmes sur la volonté des créateurs. Avec succès, puisqu’elle a obtenu de Spotify que le bouton « play » soit appliqué par défaut, l’écoute aléatoire restant possible pour ceux qui souhaitent l’imposer.

Enjeux financiers

 Pourquoi Neil Young comme Joni Mitchell n’ont pas été entendus de la même manière par Spotify ? C’est que le podcast est devenu un axe stratégique majeur de développement. L’entreprise a dépensé 204 et 177 millions d’euros pour acquérir respectivement les studios de podcasts Gimlet Media et The Ringer. Quant aux programmes de Michelle Obama, de Megan et Harry, ou de Barack Obama avec Bruce Springsteen, les chiffres sont classés top secret. Mais les enjeux financiers suffisamment importants pour expliquer les positions bien diplomatiques de Daniel Ek à l’endroit de Joe Rogan. L’atout des podcasts natifs pour le géant suédois ? Capter l’intégralité des revenus d’écoute, y compris publicitaires (lire encadré) alors que la musique impose de reverser des droits aux éditeurs et producteurs. 

75 % des revenus des sites de streaming sont reversés aux maisons de disques. Et placer une annonce dans un épisode de Joe Rogan coûte près d’un million d’euros, selon le média américain spécialisé Hot Pod News. Le groupe propose depuis mars des playlists alternant musiques et programmes audio, empiétant ainsi sur le marché des radios. « Nous sommes face à des plateformes qui ne sont plus seulement des magasins de musique mais aussi des médias de contenus avec du podcast natif et des productions éditoriales propres. Indépendamment de la notion de liberté d’expression, cela implique des obligations. Tout ne peut pas y être dit », analyse Jocelyn Perrotin, directeur de la musique de France Inter.

Or l’univers du podcast natif est encore vierge de toute réglementation. Pierre-Olivier Toublanc, directeur du label 3ème Bureau qui s’occupe d’Orelsan et de M (Matthieu Chedid) renchérit : « Maintenant que les plateformes proposent et produisent des programmes exclusifs, il apparaît nécessaire qu’elles soient responsabilisées sur ces contenus ». Pour éviter des bévues à la Joe Rogan. Reste à savoir qui fixera des règles dans ce nouvel eldorado…

Des publicités sur mesure

Fort de nouveaux podcasts originaux lancés en septembre dont Tony Parker le podcast ou Meurice recrute, Spotify s’offre une technologie baptisée SAI (Streaming Ad Insertion) pour y intégrer des publicités sur mesure. Ces annonces peuvent être lues par des acteurs ou par le podcaster. La force de cette technologie ? Combiner la qualité des publicités traditionnelles avec la précision du marketing digital. Elle offre des outils d’analyse avec nombre d’impressions, calculs de performance et données d’audience. La publicité n’est pas incrustée mais insérée titre à titre lors de la lecture, donc déployée en temps réel pour toucher la bonne cible. Les premiers tests sur le podcast à succès L’Heure du Monde, produit avec le quotidien, où est présent un spot de 19 secondes, montrent un taux de complétion de 94 %.

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