La chronique de Bernard Sananès

[Chronique] Chaque réforme des retraites est par nature impopulaire, même si l’intensité du refus atteint des sommets différents selon les époques. En 2023, il n’en faudra pas beaucoup pour qu'elle se transforme en étincelle dans une société déjà éruptive. 

Quand Jean-Michel Charpin lui remet en 1991 (déjà !) son rapport sur les retraites, Michel Rocard, alors Premier ministre, déclare : « Il y a de quoi faire sauter plusieurs gouvernements. » L’histoire ne s’est pas vraiment déroulée de cette manière, mais chaque gouvernement qui a voulu s’attaquer aux retraites s’est retrouvé confronté à l’opposition de l’opinion. La réforme est donc par nature impopulaire : même quand vous êtes un communicant exceptionnel, vous avez déjà essayé de dire à quelqu’un qui a couru 42 kilomètres et qui voit la ligne d’arrivée approcher que finalement il faut en faire deux de plus ? Mais dans l’histoire, l’intensité du refus a atteint des sommets différents : en 1995, la rue a fait plier l’exécutif ; en 2003 et 2010, la mobilisation a été forte sans y parvenir, et pour cause de covid qui a suspendu le projet, on ne sait quelle aurait été l’issue en 2020 tant le refus de l’âge pivot cristallisait le mécontentement. 

La goutte d'eau

À une impopularité somme toute habituelle, le projet de 2023 vient de plus se confronter à d’autres vents contraires qui font de la bataille de l’opinion un enjeu incertain. La réforme de 2023 intervient d’abord dans un contexte fortement marqué par l’inflation. La pression sur le pouvoir d’achat atteint des niveaux élevés depuis plusieurs mois, et la pression sur les fins de mois atteint non seulement les milieux populaires, mais aussi les classes moyennes voire les cadres. Dans ce momentum, les études font apparaitre deux critiques : d’abord la question des priorités. Pour l’opinion, elles ont pour nom pouvoir d’achat et système de santé, bien avant la question des retraites. Les débats techniques sur les rapports du COR entretiennent cette confusion et le gouvernement a désormais du mal à convaincre de la nécessité de la réforme. Or sans ce socle d’adhésion à la nécessité d’un changement, il est très difficile d’espérer convaincre des modalités. Ensuite la critique de la goutte d'eau. Les verbatims des personnes que nous interrogeons expriment le sentiment qu’on ajoute de la dureté dans un moment déjà difficile. 

L’allongement de la durée de l’âge légal percute par ailleurs l’évolution profonde du rapport au travail. Le covid a rendu le travail moins central dans la vie des Français qui marqués par une vulnérabilité nouvelle ont redécouvert un certain nombre d’essentiels dont la santé, le bien-être, la famille. Travailler plus longtemps fait dès lors apparaitre une crainte : celle de ne pas pouvoir profiter de sa retraite, de devoir se dire : « finalement 43 années de travail pour 5 ou 10 années de retraite en bonne santé, est ce que cela valait le coup ? ». C’est sans doute à cause de cet argument que l’on observe une opposition au projet des cadres finalement assez proche de celles des milieux populaires. 

Enfin, la communication de l’exécutif n’a pas réussi à écarter le procès en injustice. Dans un pays qui considère à 78% que la société est injuste, la réforme n’est pas apparue comme un élément de rééquilibrage des inégalités. En une semaine, la part de ceux qui accolent le label « injuste » au projet a progressé de 6 points (64%). Sur la pénibilité, sur l’emploi des seniors et le sentiment de mise à l’écart précoce, les situations individuelles mises en avant dans les médias ont balayé les promesses d’accords de branche ou d’index qui apparaissent bien abstraites. 

Une bataille d’opinion mal engagée a le plus souvent du mal à se retourner. En l’état, le gouvernement a perdu la première manche. En misant sur la lassitude des Français, il a parfois donné le sentiment de sous-estimer leurs inquiétudes. Il n’en faudrait pas beaucoup plus pour que les retraites se transforment en étincelle dans une société déjà éruptive.

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