[Chronique] Pourquoi l’intelligence artificielle réussirait-elle à devenir médecin ou graphiste à notre place, alors qu’elle n’est toujours pas fichue d’avoir le permis de conduire ?

Je vais vous faire un aveu. L’examen qui m’a le plus stressé a été le permis de conduire. J’essayais de me rassurer comme je pouvais. Et ce qui marchait le mieux, c’était de regarder les voitures et de me dire que si tous ces conducteurs avaient leur permis, je devais moi aussi en être capable. Prenons le même truc du permis de conduire pour toiser l’intelligence artificielle : pourquoi s’inquiéter de l’apprentissage automatique (machine learning) alors que le véhicule autonome est toujours de la science-fiction ? Pourquoi l’intelligence artificielle réussirait-elle à devenir médecin ou graphiste à notre place, alors qu’elle n’est toujours pas fichue d’avoir le permis de conduire ? Bref, ne vous en faites pas, l’avenir vous appartient toujours en 2023 et quelle chance de pouvoir enfin, peut-être pour la première fois depuis l’été 2007 et l’iPhone, voir émerger une technologie dont on saisit immédiatement le potentiel et la maturité. Il y a un avant et un après ChatGPT de la start-up OpenAI même si tellement de victoires technologiques plus ou moins spectaculaires l’ont précédé pour la rendre possible – comme l’iPhone était une création de synthèse bien plus que de rupture.

Un nouveau défi pour l'Europe

Alors que prédire de cet après-ChatGPT ? Un premier domaine devra être le sujet de toute notre vigilance : la manipulation de l’information, sur deux plans. La capacité à produire des fake news chimiquement pures, des vidéos ou des photos plus vraies que nature, des histoires crédibles mais inventées de toutes pièces. Mais aussi, le fait que par essence ces algorithmes génèrent du contenu sur la base de ce qui est à leur portée d’extrapolation et que ces informations présentent souvent des biais quand elles ne sont pas erronées. Distinguer le faux du vrai est déjà délicat mais le faussement vrai du vraiment faux ? Ils sont pourtant à proscrire l’un et l’autre et le sondage récent confié à l’Ifop par les fondations Reboot et Jean Jaurès est un très sérieux avertissement pour nos démocraties : entre 18 et 25 ans, près de 30% des utilisateurs réguliers de TikTok et Telegram croient que la terre pourrait être plate, et 20% que les pyramides d’Égypte ont été construites par des extraterrestres.

D’ailleurs, à qui appartiendront ces créations générées par des intelligences artificielles ? Quid de tous ceux qui ont produit les informations qui ont permis d’entraîner ces algorithmes ? Picasso aurait dit: «Les bons artistes copient, les grands artistes volent»... L’intelligence artificielle pille mais pour combien de temps ? Pourra-t-elle continuer de le faire dans le Web3 où blockchain et NFT redonnent le pouvoir à la créativité et à sa propriété intellectuelle ? Les détenteurs de licences et de droits et les avocats ont de beaux jours devant eux. Si ces trois premières questions concernent avant tout pour les États et leur réglementation, la suivante est ancienne mais toujours plus incisive, celle de notre souveraineté européenne. Nous n’avions pas de pétrole lors de la crise pétrolière des années 1970, nous n’avons pas eu de Gafa lors de la révolution numérique des années 2000 et 2010 et nous ne semblons pas mieux armés pour ce nouveau choc titanesque d’une industrie de pointe (des semi-conducteurs au cloud) avec des zettaoctets de données thésaurisées par quelques plateformes numériques.

L'arbre qui cache la forêt

Sur le plan économique, la destruction créatrice bat son plein. OpenAI est le nouveau champion mais c’est l’arbre qui cache la forêt alors que la tech marque le pas et a compté en 2022 un record de 1 039 plans de licenciements massifs. D’ailleurs cette phase profitera-t-elle aux start-up ? OpenAI finit de remettre le pied à l’étrier à Microsoft grâce à sa participation financière et son partenariat avec Azure et Bing qui esquisse l’avenir de la recherche en ligne en langage naturel. À tel point que la publicité qui a financé presque tous les nouveaux usages du web jusqu’ici semble inquiète plutôt qu’à l’affut : comment intégrer à la production d’OpenAI et consorts les gros liens bleus et leurs liens sponsorisés auxquels nous avons été habitués dans les réponses à nos questions en ligne ? Il semble que le modèle économique de l’intelligence artificielle ne soit pas son point fort. Si ChatGPT détient le record du million d’utilisateurs atteint le plus rapidement (5 jours) pour une technologie… Google ou Facebook avaient mis 5 ans à atteindre leur premier milliard de chiffre d’affaires, et après 7 ans, OpenAI en est toujours loin.

Mais ce qui m’inquiète vraiment, ce n’est pas notre remplacement et encore moins la destruction du modèle publicitaire et de ses champions. Les experts et les bonnes questions seront demain encore plus précieux qu’aujourd’hui et Microsoft qui vaut désormais autant que Google et Facebook réunis montre que l’histoire peut repasser les plats. Aussi, nous arriverons bien à faire la part des choses entre une série personnalisée produite à la volée et selon nos désirs par une plateforme de streaming et la manipulation d’images pour de la propagande sur les réseaux sociaux. Non, mon souci, c’est qu’à défaut de passer des examens, l’intelligence artificielle se substituera avantageusement aux stagiaires et aux acteurs débutants. Dès lors, comment apprendre et devenir expert ou star ? C’est surtout l’apprentissage qui subira l’apprentissage automatique. Rien à craindre pour le permis de conduire peut-être mais ne renonçons surtout pas à la conduite accompagnée.

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