L'idée qui domine aujourd'hui est celle de l'avènement d'un capitalisme marqué par la financiarisation, avec tous les dégâts d'ordre humain, social et environnemental qu'il génère. En d'autres termes, «l'horreur économique». Mais est-ce bien l'expression qui convient, si l'on prend en compte précisément la dimension esthétique? Car parallèlement à ces dégradations, une autre dimension s'affirme, celle d'un capitalisme «artiste», qui incorpore systématiquement dans les biens de consommation le paramètre esthétique, celui qui fait intervenir émotions, récits, formes, styles, images.

Au demeurant, cette dimension esthétique s'est mise en place dès le milieu du XIXe siècle. Les grands magasins en ont été la figure prototypique, qui ont les premiers marié l'ordre marchand avec le spectacle, la séduction, la mise en scène. Cette imbrication de l'économique et de l'esthétique s'est poursuivie à travers l'émergence de la publicité et du packaging, la naissance du design industriel, le développement du cinéma. Ce premier âge a engendré, avec les Trente Glorieuses, une extension du phénomène qui, depuis les années 1980, a véritablement explosé au niveau mondial, marquant l'âge hypermoderne et globalisé du capitalisme artiste, tel que nous le vivons aujourd'hui.

Il n'est plus un seul domaine qui désormais échappe à cette stylisation: industries culturelles, urbanisme, architecture, bars, hôtels, sport, tourisme, mode, partout les entreprises travaillent à mobiliser les émotions pour gagner des marchés. On sollicite la sensibilité du consommateur, l'intuition et l'inspiration des créatifs, le sens esthétique commun. Ce qui tranche radicalement avec l'image traditionnelle d'un capitalisme fordien, mécaniciste, purement rationnel et comptable.

 

Du produit à l'article de collection

L'évolution même du design témoigne de cette part sensible. On est passé d'un design froid, technocentré, celui du Bauhaus et de Le Corbusier, à un design pluriel, émotionnel, qui raconte des histoires pour toucher le public. C'est si vrai que le design ne concerne plus seulement les objets: il investit les sens, fait appel à tout ce qui crée l'émotion et l'expérientiel. Le capitalisme artiste généralise les marchés de la sensibilité.

On ne crée plus seulement des produits: on crée des marques, c'est-à-dire une identité chargée d'imaginaire et d'émotionnel. L'industriel se fait créateur: Mercedes fait campagne sur le slogan «Nos voitures sont de véritables objets d'art». L'intensification de la concurrence contraint à des stratégies de différenciation de plus en plus fortes, qui mobilisent des logiques d'hybridation. L'heure est au mixage, à la dérégulation de ce qui distinguait art et industrie, avant-garde et marché. Une logique de mode intervient partout, qui stylise de telle façon que chaque produit devient un article de collection, qui se renouvelle de manière saisonnière. Le cobranding se développe: les séries limitées de modèles de voitures en collaboration avec des marques de mode se multiplient, les équipementiers de sport font appel à des créateurs branchés, les marques de luxe invitent des artistes pour concevoir les collections, mettre en scène les vitrines, réaliser les spots publicitaires...

Le capitalisme artiste est celui qui a généralisé la logique de la mode (obsolescence accélérée, séduction, différenciation) dans l'univers des objets, des spectacles, de la communication. A la différence de l'époque de Ford, la construction de la marque ne se sépare plus des stratégies esthétiques.

 

L'esthétisation de masse

Capitalisme artiste, donc. Mais l'expression est-elle légitime? Certes, ce n'est plus l'art pour l'art, mais, dans la foulée de Charles Baudelaire qui faisait du maquillage un art, le marché «artialise» à sa façon le monde. Il crée un type d'art inédit, qui n'est sans doute pas un art désintéressé élevant l'âme, mais qui n'est pas non plus une dégradation du goût. Contrairement à l'antienne d'un appauvrissement du sens esthétique commun, nous assistons bien à une hausse générale du goût. La gastronomie, le tourisme, la décoration des intérieurs, le goût des jardins, la chine, la cosmétisation du corps, la musique non-stop, les spectacles, des manifestations comme les Nuits blanches ou la Journée du patrimoine, qui attirent des millions de participants, le disent bien. Il y a une montée des désirs d'émotion artistique et une multiplication, pour tous, des expériences esthétiques.

L'esthétisation a toujours accompagné l'histoire de l'humanité. Ce qui distingue l'époque contemporaine, c'est qu'elle n'est plus commandée ni par les dieux, ni par les rois, ni par l'art pur, mais par l'intérêt commercial. Jusqu'alors, l'esthétisation était celle d'un «petit» monde: celui des palais et des salons, alors que nous assistons à une esthétisation de masse, planétaire. Les formes d'enlaidissement, du kitsch à l'urbanisme insipide ou à la camelote télévisuelle, sont indéniables: elles ne doivent pas occulter pour autant la métamorphose esthétique du capitalisme.

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