«Faut-il mourir pour devenir une légende?» C'est la question que posait une très bonne campagne pour la Golf V il y a quelques années. Quand on travaille à faire entrer les marques dans la pop culture, pourquoi ne pas étendre les benchmarks aux légendes de la pop music?

2013 a été un cru musical particulièrement riche dont le «la» fut donné dès le 9 janvier par l'annonce d'un retour qu'on n'attendait plus: celui de David Bowie. Il y a dix ans, on allait tous les dix-huit mois à des concerts de Bowie. On lisait les nombreuses interviews qu'il accordait à la presse. J'ai même pu faire signer mon vieux LP de Ziggy Stardust lors d'une dédicace au Virgin des Champs-Elysées (auquel il a finalement survécu, ce qui est d'une ironie typiquement britannique). Au début des années 2000, à trop vouloir en faire, Bowie a dilué la puissance de son image. Un accident cardio-vasculaire survenu en pleine tournée mit finalement un terme à ce cirque médiatique. Puis il a disparu pendant près de dix ans, et c'est là que ça devient intéressant.

Il n'y a que quelques musiciens qui peuvent prétendre au statut de légende du rock. La plupart sont décédés, ce qui alimente souvent leur éligibilité à ce titre. L'histoire est simple: plus on vieillit, plus on augmente ses chances de faire une chute grotesque du haut d'un cocotier (suivez mon regard) et que le public se souvienne surtout de vous pour ça. Si j'écris le nom de John Lennon, des images beaucoup plus nobles reviennent immédiatement (le «bed-in» avec Yoko, la pochette d'Abbey Road…). Cela fonctionne de la même manière avec Jimi Hendrix ou Jim Morrison.

Et avec David Bowie? Il semblerait que son album lui ait permis de repasser enfin du bon côté de la barrière. Pas tant grâce la musique elle-même (de bonne facture, elle est loin d'être ce qu'il a fait de mieux), mais plutôt à la gestion magistrale de son image pendant sa campagne de retour. Essayons d'analyser comment et de voir, au passage, si on ne pourrait pas lui piquer quelques tours.

1) Il est «apparu». Comment David Bowie a pu sortir du jour au lendemain de sa retraite musicale avec un clip, un titre sur Itunes Store et l'annonce de la parution imminente d'un nouvel album, tout ça sans la moindre fuite médiatique, est un tour de force difficile à expliquer. Une apparition ex nihilo qu'aucun tweet n'est venu trahir avant l'heure. Qu'aucun smartphone n'a pu «snapchater» en avance. Il n'était plus là puis, soudain, il fut partout, avec un retentissement médiatique forcément décuplé par la taille du vide qu'il venait combler. Un véritable big bang. Un teaser? Pour quoi faire? C'est devenu la norme: cela ne surprend plus personne.

2) Il n'a jamais pris la parole directement. David Bowie n'a pas pris la parole officiellement depuis une décennie. Il n'a donné aucune interview, aucune conférence de presse. Parfois, il envoie une photo (prise par un certain Jimmy King, un inconnu n'ayant étrangement aucune présence digitale) où il semble nous adresser un petit signe amical depuis un endroit impossible à identifier. C'est d'un impact sémiologique radical. Il laisse les autres parler pour lui. Parler de lui, d'ailleurs. Ce sont les musiciens et le réalisateur de The Next Day qui ont assuré seuls la promotion du disque. Le sujet, invariablement: comment c'était de travailler avec lui? Ce qui donne lieu à des moments de flottement, où ils essaient de se rappeler ses consignes exacts entre les prises: l'histoire n'est donc jamais tout à fait la même, d'un musicien à un autre, et laisse beaucoup de place à l'interprétation. Ainsi, David Bowie plane sur la conversation comme un esprit omniprésent, mais flottant beaucoup trop haut pour le commun des mortels.

3) Il entretient ses fidèles dans l'espoir de son retour. Puisqu'il a déjà ressuscité une fois, on se dit que cela ne peut pas s'arrêter là. Et on a tous un ami qui connaît quelqu'un qui a croisé dans une soirée le cousin d'un type qui travaille chez un tourneur sur le point de signer le retour scénique de Bowie pour une date exceptionnelle, à Wembley, devant le Taj Mahal ou sur Mars. En réalité, David Bowie ne s'étant pas exprimé sur le sujet (voir le point numéro deux), tous les espoirs sont permis. Mais tous les espoirs sont déçus, jour après jour. Les fans sont à cran, en demande, et prêts à sauter sur le moindre signe. Le «fake» d'une bâche pour le prochain festival Primavera, avec son nom en tête d'affiche, peut envahir les «TL» et les «newsfeeds» du monde entier en quelques secondes (pour une fois que de l'« User Generated Content» est viral…). On se rend compte qu'on a envie d'y croire, on a perdu son libre arbitre.

Le retour à la réalité est douloureux: faute de tournée, on doit se contenter d'une apparition au clavecin pour Louis Vuitton. Unique décision hasardeuse d'une année parfaite: il y apparaît un peu paumé et finalement très humain. On se rassure en se disant qu'il l'a peut-être acceptée pour une raison noble et qui nous échappe. Car aimer David Bowie, le plus grand communicant musical de tous les temps, est désormais une question de foi.

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