Numérique
Président du Conseil national du numérique et directeur-fondateur de l’agence La Netscouade, Benoît Thieulin arrive à la direction de l’Ecole de la Communication de Sciences Po. Il présente à Stratégies, sa vision pédagogique de la transformation digitale.

Jean-Michel Carlo, votre prédécesseur, a fait toute sa carrière dans la publicité tandis que votre profil est «numérique». A quels changements doit-on s’attendre?  

Benoit Thieulin. La révolution numérique marque un changement profond du rapport des individus à la connaissance, comme hier, celle de l’imprimerie. Les médias et la communication ont donc été parmi les premiers touchés par la disruption numérique. L’Ecole de la Communication qui ne m’a pas attendu pour se «digitaliser» - je veux saluer ici le travail de Jean-Michel Carlo qui a porté haut la réputation de l’Ecole qu'il a créée en 2007 -  et que je connais bien pour y enseigner depuis trois ans, est donc au cœur de ce défi. D’autant que le numérique ne  se réduit plus à un secteur, mais représente une dynamique de transformation qui touche toute l’économie et la société. Il devient le levier essentiel de l’innovation dans les entreprises sur tous les plans: organisation, marketing, relation client,  ressources humaines, modèles d’affaire, et même production avec les imprimantes 3D! Cette compréhension, cette maitrise des différentes dimensions de l’innovation et de la création doivent devenir plus centrales encore au sein de l’Ecole.  

 

Vous allez donc renforcer l’Ecole sur le management et l’accompagnement de l’innovation?

B.T. Oui! Car l’innovation est un enjeu de compétitivité pour les entreprises, donc de recrutement et de ressources humaines. Toutes n'auront pas la chance de recruter un Steve Job ou un Elan Musk ! Manager l’innovation et la créativité sont des choses éminemment complexes, en termes d’organisation, de culture, de RH,... Les entreprises ont besoin de profils qui savent travailler en équipe, qui ont été formés  à la pensée design (design thinking), qui sont plus autonomes, plus créatifs. Ces qualités là, mais aussi ces techniques, doivent être développées et davantage enseignées à l’Ecole. Il faut aussi préparer encore plus aux métiers des industries créatives. Avec le Web tout le monde est média. La capacité individuelle à devenir un média d’excellence est donc encore plus attendue d’un étudiant de l’Ecole (gagner en influence en ligne sur les médias sociaux, savoir réaliser des infographies, savoir se faire filmer ou filmer soi-même…). Par ailleurs, la demande de média explose. Ce n’est pas parce que les modèles d’affaires sont entrés en disruption que ce secteur est moribond, bien au contraire. Et l’Ecole de la communication fournit d’ores et déjà bien plus d’étudiants dans les médias, la culture et la création que dans la seule communication.  

 

Cela suppose de repenser la manière même d’enseigner. Quels sont vos projets en matière d’innovation pédagogique? 

B.T. C’est un gigantesque chantier. A  Sciences-Po comme ailleurs! La pédagogie n’a pas fondamentalement changé depuis Jules Ferry: la hauteur de l’estrade a peut être diminué après mai 68, mais on est toujours dans un mode classique, avec le prof, au centre de la classe, qui transmet du savoir de manière magistrale. Là, il s’agit de réfléchir, par exemple, aux classes inversées: la transmission de savoir se fait chez soi - avec une vidéo- et le cours devient encore davantage le lieu de l’échange, du débat, des travaux pratiques. De même, apprendre à travailler en équipe, sur des projets, en ayant chacun des rôles différents, constitue des expériences clefs dont les entreprises ont grandement besoin. Cela signifie également que les évaluations des élèves doivent évoluer en fonction… 

 

Avec Frédéric Mion, directeur de Sciences-Po, vous souhaitez aussi renforcer l’offre pédagogique sur les cultures numériques en vous appuyant sur l’activité du Médialab, le centre de recherche de l'école qui inscrit les sciences sociales au cœur des nouvelles pratiques numériques. Pouvez-vous nous en dire davantage?  

B.T. Sciences-Po, à la lisière de la société et du monde de la recherche, constitue un endroit assez unique dans le paysage académique français: les sciences sociales y rencontrent peut-être plus qu'ailleurs des «pratiques»; les professionnels et les chercheurs s'y côtoient pour enseigner. Or, avec le numérique, nous vivons une révolution sans précédent : tout va si vite, l’innovation est exponentielle. Il faut donc être dedans pour la pratiquer, l’essayer, en faire sa propre expérience. Et en même temps, il faut prendre le temps de penser ces bouleversements, comprendre leur nature. C’est à ces deux conditions que l’on pourra naviguer dans ces eaux agitées et peser sur leur cours !. Pour ne pas se faire aliéner par la technologie, mais aussi parce que l’obsolescence des savoirs numériques est vertigineuse, il faut comprendre plus que savoir, et apprendre à apprendre, pour continuer à se former et à réfléchir, après l’Ecole! Un minimum de connaissance des sciences des machines, des problématiques du codage, de la pensée académique sont donc nécessaires. A cet égard, le médialab, que Bruno Latour a créé en 2009, est un endroit d’exception, il faudra davantage s’y insérer. Penser la transformation numérique c’est un enjeu capital, tant économique que politique ! Il y a plusieurs révolutions numériques possibles et pas de déterminisme technologique absolu. Les citoyens doivent maîtriser et peser sur ces évolutions essentielles, j’oserais même dire : sur ce changement de civilisation qui est en train de poindre… Il faut qu'on puisse choisir dans quel monde numérique nous voulons vivre demain.

 

Comment allez-vous procéder en interne? Quelles seront vos méthodes de travail?

B.T. Je vais m’appliquer ce que je préconise pour l’Ecole: le management de l’innovation et de la créativité est un art  avec ses méthodes. Je vais d’abord observer et mieux comprendre comment fonctionne l’Ecole. Puis aller à la rencontre des étudiants et des enseignants, constituer des groupes de profs (de Sciences-Po et d’ailleurs), d’étudiants, d’Alumnis, et de professionnels pour organiser des séries d’ateliers créatifs.

 

A Sciences Po, vous êtes également le directeur du nouveau master executif "Digital Humanities » inauguré cette rentrée et consacré à la culture et la transformation numériques. Comment démarre-t-il?

B.T. Il est complet. Il y a une demande et un besoin chez les professionnels d' apprendre à penser l’innovation et le numérique. Je l’ai conçu en fonction aussi de ce que j’aimerais approfondir...

 

 

Avez vous le projet pour l'Ecole de la communication de créer aussi un master « Digital Humanities » en complément des trois masters existants -communication, marketing et études?

B.T. je ne sais pas encore. C'est beaucoup trop tôt pour moi. 

 

A terme, l’Ecole de la communication devrait-elle changer de nom pour que la culture numérique soit mieux valorisée ?

B.T. La culture numérique, les « médias studies », la création, l’innovation, le design thinking : tout cela mériterait d’être mieux valorisé !  Mais le changement de marque, éventuel, est un aboutissement. Pas un point de départ. On verra.

 

Parlons du Conseil national du numérique. Allez-vous y rester et quel bilan tirez-vous de vos trois années de présidence? 

B.T. Je suis contre le cumul des mandats. Je passerai donc la main au CNN à l’issue de mon mandat en janvier. Je crois que nous avons réussi à installer cette jeune institution dans le paysage : nous avons aujourd’hui des méthodes de travail (des saisines aux concertations en passant par nos modes de décisions collectives), un corps de doctrine et une légitimité. Même la commission européenne vient nous demander des avis et recommandations ! Au gouvernement de transformer les essais, de voter la loi sur le numérique -dont nous sommes à l’origine et dont nous avons rédigé une partie. Et à la Commission Européenne, également, de se lancer dans la rédaction d’un grand « innovation act » dont nous essayons de l’en convaincre….

 

Et La Netscouade, allez vous continuer votre activité à l'agence?

B.T. Même si penser la révolution numérique est une obsession, je ne suis pas un chercheur, mais un praticien, un passeur du numérique. Je partagerai donc mon temps entre l’agence et l’Ecole. Il est important de maintenir cet équilibre. L’agence est un bouillon de cultures numériques, où l’expert en UX côtoie le community manager qui parle à l’ingénieur, travaille avec les consultants et le designer, et se fait challenger par un réalisateur vidéo... le tout en méthode agile et en ayant recours aux ateliers créatifs et à la pensée design ! Cette culture numérique de La Netscouade reste ma source d’inspiration et de savoirs. C’est elle qui me maintient sous une tension numérique permanente !

 

 



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