Numérique
Le droit à la déconnexion arrive dans la loi. Au-delà du cadre légal et du suivi techniques, ses avancées restent tributaires d’une évolution des pratiques managériales qui dépendent des directions des entreprises.

Le droit à la déconnexion fait son entrée dans le code du travail. L’article 25 du projet de loi «travail» consacre «l’effectivité du droit au repos» et précise qu’il prendra part aux négociations annuelles sur la qualité de vie au travail dans l’optique d’assurer «le respect du temps de repos et de congés». Dans une société de plus en plus connectée, où le smartphone professionnel est souvent à portée de main dans le foyer, le mode «off» trouve enfin sa place. Cela fait néanmoins quelques années que les entreprises s’engagent dans un processus de reconnaissance du droit à la déconnexion, qui s’articule autour de trois éléments: des chartes et des accords, des outils de suivi des pratiques et un travail de sensibilisation-formation des collaborateurs et des managers.

Chez Axa France, après une charte de 2012 appelant à limiter le nombre de mails hors des heures de bureau, un accord signé un an plus tard a créé un observatoire de suivi appelé à se réunir deux fois par an. Managers et collaborateurs sont aussi sensibilisés à cet enjeu à travers des formations ou des conférences. Une action destinée à perdurer, explique Sibylle Quéré-Becker, directrice du développement social d’Axa France: «Nous nous devons d'être de plus en plus attentifs au droit à la déconnexion. Nous l’avons d'ailleurs intégré de façon explicite dans notre nouvel accord de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Cette sensibilisation sur le droit à la déconnexion reste à faire dans le cadre de nos actions de sensibilisation interne, notamment les conférences sur le numérique.»

Parlez-vous!

Au Groupe La Poste, un accord de juillet 2015 sur l’articulation entre vie professionnelle et privée prévoit de réserver à des situations exceptionnelles l’envoi de mails hors du temps de travail normal et rappelle que l’usage de la messagerie ne doit pas se substituer aux échanges de vive voix ou aux rencontres réelles. Tous les envois sont désormais accompagnés d’une phrase finale rappelant que les mails envoyés hors des heures de travail ne requièrent pas de réponse immédiate. «Il faut que les gens se parlent, tout ne peut pas passer par le courrier électronique», souligne Florence Wiener, directrice de la stratégie sociale du Groupe La Poste.

En parallèle, le droit à la déconnexion commence à se faire une place dans le paysage juridique. Début 2014, un accord de branche des sociétés d’ingénierie, de conseil et des bureaux d’études (Syntec et Cinov), signé avec la CFDT et la CGC, a posé le principe d’une «obligation de déconnexion des outils de communication à distance» pour les cadres. Au plan juridique, Sébastien Millet, avocat associé du cabinet bordelais Ellipse, estime qu’il s’agit d’une avancée: «Cet accord a fait du droit à la déconnexion un objet juridique. Ce n’est pas un dispositif contraignant pour les entreprises, mais il a le mérite d’exister. Le salarié peut s’en prévaloir.»

Répartir les responsabilités

Val Solutions figure parmi les PME de la branche Syntec qui ont franchi le pas en 2015. L’accord conclu dans cette SSII lyonnaise de 80 salariés répartit les responsabilités entre les collaborateurs, invités à faire usage de leur droit à la déconnexion; les managers, chargés de veiller à un équilibre dans la répartition de la charge de travail et à rester vigilants sur les temps de repos; enfin la direction, qui doit sensibiliser les salariés et s’assurer que les managers assurent un suivi du respect des temps hors travail.

Une étape positive, estime Bruno Baudouin, chef de projet itinérant et délégué syndical F3C CFDT: «C’est un garde-fou car la direction est consciente que les syndicats vont revenir vers elle en cas de débordements puisque les managers sont informés des temps de travail réels des salariés.» Il souhaite cependant aller plus loin: «Il faudrait mettre en place un numéro d’urgence avec une astreinte qui serait attribuée à tour de rôle. Cela permettrait d’identifier clairement les cas d’urgence.»

Pour Marie-José Kotlicki, secrétaire générale de l'Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT, les évolutions restent cependant insuffisantes: «On impose aux cadres un droit à la déconnexion sans rien changer à leurs objectifs, ni même ouvrir le débat! Or cela représente un enjeu de santé majeur. Au-delà de 50 heures de travail, le risque d’AVC augmente de 35%. Il faut instituer une trêve des mails avec une réorganisation du travail et un suivi des charges de travail.»

Les contours précis du droit à la déconnexion restent ainsi encore en devenir. «La solution va se former à trois niveaux: technique, organisationnelle et humaine, estime Sébastien Millet. Il va falloir faire évoluer les modes de management et les organisations doivent accepter que les salariés ne soient pas toujours joignables… tout en laissant une place à des exceptions.»

«Nous sommes face à une lame de fond»

Rémy Oudghiri, directeur général adjoint de Sociovision, et auteur de Déconnectez-vous!, paru en 2013, analyse l’évolution récente du droit à la déconnexion.

 

Le droit à la déconnexion ne cristallise-t-il pas plusieurs enjeux?

Rémy Oudghiri. La déconnexion concerne effectivement plusieurs sujets: le bien-être au travail et dans la vie privée; la protection des droits et des données – sachant que les gens revendiquent un droit à l’oubli et à la protection de leurs données – et la santé, un sujet de préoccupation encore mineur mais en progression constante chez les personnes sondées.

 

Faut-il mettre en place des mesures contraignantes?

R.O. C’est compliqué, car il existe une ambivalence dans l’opinion. La plupart des gens apprécient les outils numériques parce qu’ils leur permettent d’être plus performants et plus autonomes, mais un tiers des personnes sondées souhaitent réduire leur usage car ils prennent trop de place dans leur vie. On est encore dans une phase d’apprentissage. Le culte de l’urgence est un mal nécessaire à ce stade. Il faudrait que la réactivité soit moins valorisée. Aujourd’hui, c’est jugé comme une compétence mais beaucoup de gens réagissent… pour réagir. Cette capacité de réaction, importante et qui fait partie des qualités utiles, est devenue un but en soi et peut prendre toute la place. Il ne faut pas que la maladie de la réactivité se généralise. L’enjeu, c’est de rééquilibrer.

 

Quels acteurs faut-il mobiliser pour aboutir à une solution?

R.O. La solution viendra d’en haut. Les salariés disent dans des enquêtes que les organisations tendent à se rigidifier. L’implication du top-management est donc fondamentale. Il doit incarner ce souci et montrer l’exemple. Être réactif doit rester une qualité mais il faut aussi faire une place à des moments de réflexion et de recul. Les managers sont conscients de la nécessité de cette évolution mais la pression est telle qu’ils ne peuvent guère aller au-delà des effets d’annonce. Ils en souffrent et se retrouvent en dissonance. Mais nous sommes face à une lame de fond.

 

«Laisse électronique»

Le travail va-t-il tout envahir? C’est la conviction de Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia, un cabinet d’évaluation et de prévention des risques professionnels: «Avec la laisse électronique, le travail s’invite dans les espaces privés. Entre 2003 et 2013, la proportion de cadres travaillant le soir, après les heures de bureau, entre 20 heures et 24 heures, est passé de 33% à 50%. Les dirigeants eux-mêmes reconnaissent cette intensification du travail qui fait disparaître les temps de repos et de réflexion.» Rien ne sert selon lui d’envisager isolément le droit à la déconnexion. «Ce droit est intéressant si l’on discute des charges de travail et si tous les niveaux de l’entreprise sont impliqués. Il faut un cadre collectif et un engagement de la direction pour mieux répartir le travail. Si l’on prend soin de la santé des gens, on a de meilleurs résultats. Il faut mettre en débat les situations de travail réel.»

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