Ressources humaines
Les compétences d’abord, la dernière campagne anti-discrimination du gouvernement va-t-elle permettre de faire bouger les mentalités? Pas certain.

Deux ministres et une secrétaire d’état pour une campagne! Le 18 avril, Emmanuel Macron, pour l'économie, Myriam El Khomri, pour le travail et Ericka Bareigts, pour l’égalité réelle ont donné le coup d’envoi de la campagne du gouvernement contre les discriminations à l’embauche: «Les compétences d’abord». Le dispositif conçu par l’agence Meanings se déploie pendant quinze jours en affichage sur près de 1800 panneaux dans les gares, le métro et les dos de kiosques. A compétences égales, le nom et l’origine peuvent obliger à envoyer quatre fois plus de CV pour décrocher un entretien. Cela s’inscrit dans un dispositif plus large, avec en particulier une opération de «testing» d’entreprises, avec des sanctions possibles contre les recruteurs discriminants, soumis au code pénal. La mobilisation du gouvernement  est importante, mais est-ce qu’une campagne de publicité peut changer la donne? Modifier des stéréotypes profondément ancrés dans la tête des recruteurs?
«Nous avons commencé par nous documenter, aller chercher beaucoup de données sur le sujet, parce que une prise de parole sur ce thème doit être inattaquable et c’est ce que souhaitait aussi le gouvernement, précise Marc Saint-Ouen, vice-président de Meanings. Toutes les études vont dans le même sens: les discriminations en fonction du nom et de l’origine sont flagrantes (lire ci-contre).» En même temps la discrimination dans le recrutement est un sujet difficile à objectiver: «Nous avons choisi de le mettre en scène de façon immédiatement compréhensible par tout le monde, avec ce visage coupé en deux, et ces deux messages antagonistes “vous commencez lundi” ou “vous n’avez pas le profil”», décrit Marc Saint-Ouen. «Ce concept, tout simple, du face-à-face doit rappeler aux décideurs qu’il ne faut pas s’arrêter aux stéréotypes.» Avec un message martelé sous la forme d’un hashtag: «Les compétences d’abord». Cette campagne va-t-elle pour autant bousculer les mentalités?

Conversation

«C’est une campagne de lancement, ce sujet est assez neuf en communication et il y avait un vrai intérêt à le faire émerger, dit Benoît Lozé, directeur du planning stratégique chez Havas Paris. Mettre un sujet sur le devant de la scène, c’est d’ailleurs la première vertu de la communication. Ce que nous avons fait récemment pour une maladie méconnue, l’endométriose.» Baptiste Clinet, directeur général adjoint, en charge de la création, de Darewin complète: «Il s’agit plus d’une campagne d’information que destinée à faire émerger des solutions. Elle peut être efficace pour générer de la conversation sur le sujet mais elle ne va pas résoudre le problème.» Selon le directeur général adjoint de Darewin, la publicité est bien dans son rôle: «Adresser des réponses créatives et innovantes à des problématiques sociétales aussi bien pour des marques, des associations, des ministères.»

Coup de com ?

Pour Loïc Mercier, directeur des stratégies de BBDO Paris, cette campagne est trop sage: «Aujourd’hui on aurait plus besoin d’un électrochoc, cette campagne ne provoque pas beaucoup de discussions, de débats sur les réseaux sociaux, parce qu’elle ne force personne à se positionner. En tant que manager qui recrute une dizaine de personnes par an, cette campagne n’a rien déclenché en moi.» Et de poursuivre: «C’est un sujet incroyablement émotionnel, on est tous un peu touchés en réalité, dans notre famille, nos amis, on a tous des personnes concernées par ces discriminations, dit Loïc Mercier. Il y aurait moyen de mobiliser beaucoup de gens sur ce sujet. Or la campagne ne créée aucun mouvement. Cela risque du coup de passer pour un simple coup de communication du ministère.»
Sévère aussi, Luc Basier, fondateur de Do the right thing, conseil en planning stratégique (ex Ogilvy): «Je trouve cette publicité plate, convenue, elle ne révèle pas grand-chose de neuf et du coup cela ne créé pas d’émotion, cela ne produit pas d’adhésion.»

Et si c’était juste une question de timing? «A mon sens, le gouvernement aurait dû attendre d’avoir les résultats du  testing de recrutement qu’il va lancer auprès des entreprises, avant de lancer la campagne, cela aurait pu être le point de départ de leur campagne», observe Loïc Mercier, de BBDO Paris. «Cela aurait été plus efficace pour marquer les esprits, être plus rentre-dedans.» Il n'en demeure pas moins qu'il y a urgence. «Il faut identifier les stéréotypes et arriver à s'en libérer en se disant qu'on en est tous les coproducteurs, car on peut discriminer sans en avoir conscience et sans intention de nuire», relève Inès Dauvergne, responsable Diversité d'IMS-Entreprendre. Selon la Fondation Agir contre l'exclusion, l'envoi de 4200 CV vidéo depuis 2013 montre qu'une fois apparentes, les personnalités convainquent:  les trois quarts de ces envois donnent lieu à un CDI, un CDD ou un contrat en alternance dans les douze mois.

Avis d’expert  

« Cette campagne ne cible que le critère ethno-racial» 

Jean-François Amadieu, sociologue, spécialiste des discriminations, auteur de DRH le livre noir, éditions du Seuil, 2014

 

Cette campagne peut-elle faire reculer les discriminations à l’embauche ?

JEAN-FRANCOIS AMADIEU. Je trouve cela étrange de centrer ces initiatives anti-discrimination sur une seule dimension : le critère ethno-racial. Cette campagne ne porte que sur cette thématique. Une variable qui ne concerne que 6 % de population. Or pour susciter la mobilisation, une campagne de lutte contre les discriminations devrait rassembler, afin que tout le monde se sente concerné.
Ils auraient dû à mon sens élargir à d’autres angles de discriminations, ce serait plus efficace. En revanche, cette campagne n’insiste pas sur le caractère illégal de telles pratiques discriminatoires et je pense que l’agence a eu raison car tout le monde est déjà au courant que c’est pénalement répréhensible.


La publicité peut-elle modifier les pratiques de recrutement ?
JF. A. Il y a deux dimensions dans les discriminations : elles peuvent être inconscientes, liée à des stéréotypes. Et puis une partie d’entre elles relèvent d’une décision consciente de ne pas prendre certains profils : en raison de leur âge, patronyme, adresse, genre... Des choix qui peuvent être dictés par le souci des réactions des clients, par exemple. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit d’idées profondément ancrées et ce n’est pas évident de les modifier par une campagne de communication. D’ailleurs les études régulières publiées sur les stéréotypes et préjugés dans le recrutement, montrent que même sur le long terme, ils évoluent très peu.  
Le gouvernement devrait davantage aider et inciter les employeurs à utiliser des techniques de recrutement non discriminantes : des tests de mise en situation, par exemple.

 

Les discriminations en chiffres

85% des demandeurs d’emploi estiment que les discriminations à l’embauche sont fréquentes (8e Baromètre DDD/OIT de perception des discriminations dans l’emploi (Ifop), 13 février 2015). Pour 88 % des sondés, l’âge au-delà de 55 ans est le facteur le plus discriminant, devant le fait d’être enceinte (85 %), d’être handicapé (77 %) ou obèse (75 %). Bien qu’en recul (- 5 points par rapport à 2013), le fait d’être une femme reste un inconvénient à l’embauche pour 37 % des sondés. L’origine est également un facteur qui reste discriminant. Ainsi, 66 % des demandeurs d’emploi pensent qu’un nom à consonance étrangère peut être un frein pour trouver un travail. Enfin, 62 % des sondés estiment que la couleur de peau peut être pénalisante. La discrimination à l’embauche est souvent vécue comme un traumatisme : 43% des victimes ont par la suite abandonné leur recherche d’emploi.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.