Ressources humaines
Sous l’impulsion de la plateforme Oscar H, les grands groupes prêtent leurs salariés pour quelques mois à des start-up. Remotivation, formation, ouverture d’esprit, confiance... Le concept d’entreprise «étendue» a de l’avenir.

«Ma première surprise, quand je suis arrivée, c’est que mon agenda était vide.» Mais cela n’a pas duré longtemps. Audrey Breton-Domercq a vite trouvé de quoi le remplir. Cette directrice marketing de l’Oréal a testé le «prêt» de salariés. En mission test pour le géant des cosmétiques, elle a passé six mois au sein de la start-up Kolibree, qui produit une brosse à dents connectée, pour ensuite retrouver son poste chez L’Oréal. «Pur produit du marketing l’oréalien», comme elle se définit, biberonnée aux marques de luxe du groupe –elle est passée par Lancôme et Biotherm–, elle s'est retrouvée à travailler avec «des ingénieurs de moins de 30 ans, plutôt geeks, et dont certains en étaient déjà à leur deuxième ou troisième boîte», raconte-t-elle, toute enthousiaste.

Cette expérience a métamorphosé son parcours professionnel. Et le résultat est si positif pour L’Oréal, que ce test en amènera beaucoup d’autres. «Nous testons le concept d’entreprise étendue, explique Jean-Claude Le Grand, le DRH corporate du groupe français. L’idée n’est pas de “prêter” un salarié, mais de lui laisser l’opportunité d’aller explorer ailleurs. De lui montrer qu’on a confiance en lui, au point de le laisser sortir de l’entreprise, pour revenir ensuite.» Un gage de fidélité pour lui, plus efficace que de retenir une personne «mécaniquement», à coup de changement de poste ou de primes. Séduit par le projet, L’Oréal mène en ce moment près de dix autres missions tests. «Détacher un collaborateur pour une autre expérience peut lui apporter beaucoup. Il apprend et revient ensuite partager ce qu’il a vu», confie le DRH de L’Oréal. Nouvelle manière de travailler, humilité, débrouillardise, ouverture d’esprit, efficacité, agilité… Les atouts cités par Audrey Breton-Domercq ne manquent pas. De plus, à l’heure où les jeunes diplômés refusent des offres dans des grands groupes par peur de «s’enfermer», l’idée séduit plus d’un RH en panne d’argument pour retenir les bons profils. Le distributeur Carrefour est aussi en pleine expérimentation.

Système D

Cette idée lumineuse, on la doit à Frédéric Watine, le fondateur d’Oscar H, la start-up au départ du concept. Après avoir passé quinze ans chez Accenture en conduite du changement, et cinq ans chez Axa, il a donc décidé de monter son entreprise. «Après vingt ans de RH, je me suis dit que j’allais continuer», raconte-t-il. Voyant que le thème du recrutement et de la formation intéresse les entrepreneurs en herbe, il décide de s’atteler à la question de la mobilité inter-entreprises: «J’ai vu à quel point les groupes souhaitaient que leurs employés, s’ils partaient quelques mois, en profitent pleinement personnellement et professionnellement», note-t-il. Partant de là, Frédéric Watine commence à approcher les grands groupes début 2016: «Ce qui les intéressait, c’était les systèmes innovants.» Il se tourne alors vers les start-up. À terme, il veut faire d'Oscar H une plateforme de mise en relation entre start-up et entreprises, et organiser le suivi des «missions» dans un parcours formalisé.

Concrètement, le salarié est toujours rémunéré par son entreprise d'origine. Mais en contrepartie, la start-up consacre du temps à cette dernière: témoignage interne, reverse mentoring, hackathon, design thinking. En outre, elle s’efforce d’accueillir le « missionnaire » dans les meilleures conditions. Facturant 4000 euros par mois (à l’employeur du salarié détaché), Oscar H assure le suivi du salarié pendant la mission.  

«Le but n’est pas de faire deux jobs en même temps!», argue Frédéric Watine. Le salarié est pleinement immergé dans la start-up et ne pense qu’à cela. «Au sein de Kolibree, j’avais deux missions, raconte Audrey Breton-Domercq. L’amélioration du site, où j’ai dû m’auto-former sur des notions techniques comme Google Analytics, définir les KPI et suivre leurs évolutions… Et en parallèle, j’étais en charge du projet de nouvelle brosse à dents connectée Ara, qui intègre de l’intelligence artificielle. Avec notamment le lancement officiel lors du CES de Las Vegas», raconte-t-elle. Outre cette formation en autodidacte, elle devait aussi sensibiliser les autres au marketing, avec en prime un retour aux sources: préparer les goodies seule dans sa chambre d’hôtel. «J’ai dû déployer des trésors de débrouillardise oubliés depuis longtemps», avoue-elle en souriant. La start-up a explosé ses ventes, grâce à l’expérience marketing de la missionnée.

Gare au retour

De l'autre côté, l’entreprise prêteuse ne doit pas croire que le salarié part en vacances, au contraire! «Ils quittent un environnement où la bienveillance est très réduite, et où le droit à l’échec est quasi nul, pour arriver dans un système de start-up ou l’on ne progresse que par essai/erreur, prévient Frédéric Watine. En les mettant dans un environnement totalement différent du jour au lendemain, ils plongent dans un grand bain d’eau froide. Forcément, au début, ils coulent un peu.» Charge au consultant, donc, de les guider. Rapport d’étonnement, idéation, échange régulier personnel ainsi que préparation du retour, pour formaliser l’apprentissage. «La gestion du retour dans son entreprise est critique. Notamment auprès des collègues», estime le fondateur d’Oscar H. D’où l’importance de bien communiquer en interne sur ce genre d’opération pour prévenir les conflits. Et aussi sélectionner les bons profils. Mais à terme, c’est bien une nouvelle forme de management qui se profile. «L’idée serait de l’étendre à d’autres environnements que des start-up, imagine Frédéric Watine. Des sous-traitants, des fournisseurs, des partenaires…»

La culture grand groupe, un atout pour une start-up

« Voir arriver Clémentine était une vraie chance, pour moi », témoigne Audrey Sovignet. La fondatrice de la start-up Iwheelshare, qui édite une application d’entraide entre personnes en situation de handicap, en est encore à ses débuts, en pleine levée de fonds d’actionnariat solidaire. Elle a reçu pendant trois mois une cadre du programme Graduate de Carrefour. « Avoir une personne aussi expérimentée, c’est difficile pour une entreprise qui débute. Elle m’a vraiment permis de voir les choses autrement, de sortir la tête du guidon », raconte-t-elle. Sa culture du grand groupe a aussi aidé à gérer les projets plus efficacement. Une aubaine, pour une start-up de 1,5 personne ! Seul point négatif à l’opération : « Quel manque quand elle est partie ! » s’exclame-t-elle.

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