Emploi
Déjà à l’œuvre dans le sourcing et l’évaluation des candidats, l’intelligence artificielle est le moteur du recrutement prédictif, secteur en forte croissance. Au-delà des obstacles techniques, a priori surmontables, elle soulève des questions éthiques.

L’intelligence artificielle, au cœur du nouvel Iphone X avec son système de reconnaissance faciale, sera-t-elle utilisée demain pour recruter ? Affirmatif, estime Pierre Cannet, directeur général du cabinet de recrutement Blue Search : « Dans le recrutement, il y a deux points de jonction essentiels avec l’IA : en amont, sur le matching entre le candidat et le poste, puis, en aval, sur son évaluation et la prédiction, pour savoir s’il sera conforme aux attentes. » Un champ déjà largement investi par AssessFirst, un spécialiste du recrutement prédictif qui propose aux entreprises de mesurer l’adéquation des candidats au poste proposé ainsi qu’à leur futur manager grâce à trois tests en ligne (personnalité, motivations et mode de raisonnement). En 2016, 14 000 postes ont été pourvus avec ces outils.

Pour Alexis Teplitchi, directeur général de AssessFirst, tout le monde y gagne : « Notre taux de churn est inférieur à 1 %, nous réduisons en moyenne le coût du recrutement de 20 %, sa durée, jusqu’à 30 %, le turn over, jusqu’à 50 % et la performance des postes pourvus augmente en moyenne de 25 %. » Une efficacité qui tient à deux facteurs, explique Marc de Torquat, responsable France de Shefferd Talent House : « Les outils d’IA accélèrent le repérage des candidats et aident en partie à vérifier l’adéquation entre la personnalité du candidat et la culture de l’entreprise. »
Antoine Garnier-Castellane, directeur France de Hired, entrevoit déjà la prochaine étape : « Il est concevable d’avoir les premiers entretiens avec des chatbots dont le savoir-faire sera de poser la bonne question au bon moment. Des tests sont d’ailleurs en cours. L’IA fait gagner du temps au recruteur et permet aussi de réduire les biais propres à l’humain et à son environnement culturel. Le Natural Language Processing (NLP) va permettre, dans une deuxième étape, d’analyser le sens des textes écrits. L’IA va aussi améliorer le sourcing en repérant plus vite les candidats pertinents et, plus tard, en les incitant à postuler au poste à pourvoir. Les négociations salariales peuvent aussi être prises en charge par l’IA, même si pour l’instant les entreprises se montrent plutôt réticentes. »

Les candidats face à l'IA 

Pour devenir réalité, ce scénario vertigineux exige de dépasser les limites actuelles de l’IA. L’efficacité de cette technologie reste fortement corrélée au volume et à l’homogénéité des données fournies. Un manque de pertinence dans la data rend délicate la quête de bons candidats pour des postes peu recherchés ou atypiques.
Quant à prendre en charge l’ensemble des étapes décisives du recrutement, Bénédicte Ravache, secrétaire générale de l’ANDRH, se montre sceptique : « L’IA ne peut pas séduire le candidat ni assurer son intégration dans l’entreprise ou lui donner des perspectives d’évolution. » Les candidats eux-mêmes seraient-ils partants pour dialoguer avec de tels systèmes ? Le doute est permis, selon Marc de Torquat :  « L’IA peut rendre plus difficile la manifestation de la motivation par rapport à un poste, or, c’est un élément clef. »
L’Intelligence artificielle est-elle d'ailleurs impartiale et exempte de préjugés ? Ce postulat reste à démontrer, estime Bénédicte Ravache : « Les biais des êtres humains peuvent se retrouver dans les dispositifs d’IA à travers leur programmation. » Le recrutement prédictif donne pourtant aux entreprises la possibilité de dépasser les stéréotypes : « Les entreprises sont souvent prisonnières d’idées toutes faites sur les profils à recruter, explique Alexis Teplitchi. Berner, qui vend de l'outillage professionnel, recrutait toujours le même type de commercial : un homme, avec expérience, évoluant dans le même secteur d'activité. Ils ont accepté nos recommandations et embauché une ancienne fleuriste. Elle est devenue l'une des meilleures commerciales de l'entreprise. »

Le recrutement responsable

Plus crucial encore, l’IA repose la question de la responsabilité du processus. Qui va l’assumer ? « L’enjeu est de savoir ce que peuvent faire ces systèmes sans dédouaner les recruteurs de leur responsabilité. Nous insistons sur ce point : le recrutement est une responsabilité qui ne peut être déléguée en tant que telle à une machine », estime Bénédicte Ravache, qui pointe aussi les dérives possibles du recueil sans contrôle de toutes les données disponibles sur un candidat : « Les systèmes qui permettent d’avoir une analyse plus approfondie des propos ou des productions (blogs, etc.) d’un candidat ouvrent des perspectives, mais cela implique une grande vigilance en termes de responsabilité individuelle pour l’utilisateur. A-t-on le droit de tout savoir sur un candidat pour s’assurer qu’il convient pour le poste ? C’est à l’être humain de poser les limites. »
Les pratiques du secteur constituent un autre frein à l’adoption de l’IA. « Le monde des RH est encore très attaché au CV, même s’il a abandonné le papier pour le numérique avec les profils LinkedIn et les réseaux sociaux. C’est un secteur encore centré sur le CV et la personnalité du candidat », assure Marc de Torquat. 
Pour autant, quelques certitudes commencent à prendre forme. Le secteur du recrutement va évoluer et le poste de chargé de recrutement, centré sur l’analyse des CV, semble le plus menacé. « Il va disparaître ou évoluer vers la capacité à appréhender la personnalité d’un candidat ou vérifier s’il est en adéquation avec la culture de l’entreprise », augure Marc de Torquat.
Une vague appelée à toucher tous les secteurs ainsi que les relations entre les consommateurs et les marques, prédit Pierre Cannet : « Toutes les tâches qui consistent à analyser une masse de données pour prendre des décisions sont menacées par l’automatisation et l’IA. L’IA va transformer toute la relation entre le consommateur et le producteur, ce qui remet en cause les intermédiaires. »
 
 


 

Le digital et l'aversion au risque

Jean Pralong, professeur et titulaire de la chaire Intelligence RH & RSE de l’IGS-RH Paris
« Le recrutement est biaisé par différents facteurs. Le recruteur a une aversion au risque et le manager veut quelqu’un qui connaît son domaine d’activité et expérimenté. Face à ces demandes, le DRH n’a pas toujours les moyens de dire que son candidat est le bon même s’il ne correspond pas aux attentes de celui qui a émis la demande. Le temps où le recruteur pouvait dire, fort de son expertise : “Ce candidat a le potentiel pour réussir” est terminé. Aujourd’hui, le manager est inquiet et il n’a pas le temps de former. Il veut donc un candidat avec l’expérience la plus poussée du poste à pourvoir, ce qui renforce les idées bien ancrées, même si la performance qu’il obtiendra n’est pas la plus élevée possible. Les sites comme LinkedIn sont perçus comme des CVthèques magiques : ils n’ont fait qu’augmenter l’aversion au risque des recruteurs, en leur faisant croire qu’ils étaient de grands supermarchés où ils pourraient trouver les “moutons à cinq pattes” qu’ils cherchent. »
 
 
 

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