Ressources humaines
La surveillance des déplacements des collaborateurs est en train d’exploser, avec, parfois, la complicité de ces derniers. Un phénomène inquiétant.

«Rendez-vous jeudi prochain au garage.» Quand il conduit son véhicule de fonction chez le garagiste, Norbert Arone, commercial dans une PME spécialisée dans l'électronique, pense qu'il s'agit de la révision annuelle. En découvrant que toutes les voitures de l'entreprise sont convoquées en même temps, il commence à avoir des doutes. «Sans plus d'explications, le technicien nous a posé un boîtier dans l'auto», relate-t-il. De retour au siège de sa société, Norbert Arone est peu convaincu par les justifications de son patron sur l'objectif poursuivi: surveiller l'entretien du véhicule et la fréquence des vidanges. «L'idée était surtout de contrôler les déplacements des salariés, de savoir heure par heure ce qu'ils faisaient, quand ils quittaient leur domicile ou arrivaient chez le client, s'énerve ce senior de 59 ans. Et en plus, ma direction pensait que ça allait passer inaperçu!»

Le cadre commercial n'en reste pas là: il s'adresse à un avocat et réussit à obtenir que le boîtier soit retiré de son véhicule. Dans la foulée, il décide de saisir la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil). En effet, avant de mettre en place tout dispositif de surveillance des salariés, l'entreprise aurait dû informer les représentants du personnel et les salariés, et déposer une déclaration de traitement de données à caractère personnel à la Cnil. La commission aurait ensuite examiné si ce dispositif de contrôle n'était pas démesuré par rapport à la nature des tâches que les salariés ont à effectuer.

Pointeuse virtuelle

Cette pratique est de plus en plus encadrée et la jurisprudence se charge de rappeler à l'ordre les employeurs contrevenants. Dernier exemple en date: un coursier licencié pour faute grave parce qu'il avait utilisé son véhicule de service à des fins personnelles. La cour d'appel de Dijon vient de refuser, dans un arrêt du 14 septembre, d'examiner les données GPS fournies par son employeur, au motif qu'il n'avait pas été informé de la mise en place du système. Résultat, le licenciement a été considéré comme «sans cause réelle et sérieuse».

Me Sylvain Champloix, qui a défendu le coursier, prédit une explosion des contentieux liés à la géolocalisation: «Cette problématique s'étend à toute vitesse depuis l'apparition de nouvelles applications sur les téléphones mobiles.» Il y a quelques mois, seuls quelques acteurs se partageaient ce créneau: Foursquare, par exemple, ou le réseau social allemand Aka Aki, précurseur dans ce domaine et qui revendiquait 500 000 membres en mars dernier. Depuis juin, les géants du Web s'y mettent: Google avec Latitude, Facebook et Twitter avec Places. Vu le nombre de membres qu'ils recrutent, la géolocalisation va littéralement exploser. Principe de ces outils: indiquer à ses amis ou autres membres du réseau où l'on est, en pointant virtuellement.

Problème, sur les réseaux sociaux, la frontière entre vie privée et professionnelle n'existe pas. Du coup, ce mouchard peut très vite fournir un motif de licenciement à un patron. Exemple: un salarié a l'habitude de télétravailler mais, pour ne pas couper le cordon avec son manager, il est connecté avec lui via Google Talk sur son ordinateur portable ou son smartphone. S'il décide d'activer la fonctionnalité Google Latitude, son manager sera au courant de tous ses déplacements et pourra repérer si son collaborateur est en train de faire du shopping plutôt que de boucler son dossier urgent. Idem si un salarié est «ami» avec son patron sur Facebook. Bien sûr, après coup, le licenciement aura toutes les chances d'être annulé devant les prud'hommes.

Employeurs dépassés

En s'invitant dans les réseaux sociaux et les smartphones, la géolocalisation est en train de prendre une ampleur effrayante, au point d'alarmer Alex Türk, président de la Cnil (lire ci-contre). «Le fait de savoir où se situe un salarié constitue une utilisation de données à caractère personnel et peut avoir de graves conséquences, analyse Me Champloix. Si un salarié m'explique que son employeur le géolocalise en permanence, je peux plaider le harcèlement moral et ce sera à l'employeur de prouver le contraire.» Et ce, même si c'est le collaborateur qui a pris l'initiative d'indiquer ses déplacements. «Car la géolocalisation des salariés, comme la vidéosurveillance, ne doit pas être continue, même si elle respecte les obligations légales», précise Céline Avignon, directrice du département publicité et marketing électronique du cabinet Alain Bensoussan. Autre cas de figure, si un employeur obtient des informations sur le lieu où se trouve un représentant du personnel pendant ses heures de délégation, cela peut constituer une entrave au droit syndical et relever du Code pénal.
Les employeurs semblent ne pas avoir pris la mesure des risques juridiques que leur font courir ces systèmes de localisation. D'ailleurs, l'avocat dijonnais, spécialisé en droit des nouvelles technologies, est de plus en plus sollicité par des employeurs dépassés, pour réaliser des audits «informatique et libertés».
Le paradoxe, c'est que les entreprises pourraient être tentées d'interdire à leurs salariés, dans leurs chartes Internet, de télécharger les applications de géolocalisation sur leurs smartphones ou ordinateurs portables de fonction. Au risque de mécontenter les jeunes salariés accros à ces nouveaux usages…

 

Interview:

Alex Türk, président de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil)

 

«Il faut légiférer»

 

Pourquoi la géolocalisation est-elle dangereuse?

Alex Türk. C'est pire que Big Brother, car dans 1984, le roman de George Orwell, le système de contrôle dépendait d'une seule organisation dictatoriale. On savait à qui l'on avait affaire. Là, avec les milliers de systèmes de géolocalisation différents, il n'y a plus aucun contrôle. Et en plus, c'est irréversible. C'est d'autant plus effrayant que, demain, les nanotechnologies permettront une miniaturisation telle que la géolocalisation sera totalement invisible. Comment fera-t-on pour dire stop? Jusqu'au début 2010, je considérais que la Cnil devait faire face à quatre problèmes principaux: la vidéosurveillance, la biométrie, la géolocalisation et les réseaux. Aujourd'hui, la géolocalisation est devenue notre priorité absolue car elle est présente dans tous ces systèmes à la fois, soit comme objet, soit comme effet.

 

Recevez-vous beaucoup de plaintes?

Alex Türk. Non, et c'est justement ce qui m'inquiète. Les salariés ne se rendent pas compte du danger. Souvent, ils demandent eux-mêmes à se faire géolocaliser, sans bien sûr en mesurer les conséquences. Car un particulier qui décide, à titre personnel, d'opter pour cette surveillance pourra en pâtir à titre professionnel. Bien souvent, le chef d'entreprise n'y avait même pas pensé! Quant aux organisations syndicales, elles semblent dépassées par ce problème – peut-être parce qu'elles ont d'autres préoccupations.

 

Que faites-vous pour endiguer ce phénomène?

Alex Türk. Je milite auprès des parlementaires et des membres du gouvernement pour qu'ils se saisissent du problème. Notre mission consiste à alerter face au développement de ce système dangereux pour la protection des libertés individuelles. Ce n'est pas parce que la technologie est disponible et que les applications existent que l'on doit les utiliser. Il faut un débat, une réflexion, et que cela aboutisse à une loi pour encadrer, voire interdire la géolocalisation. Même si je pense que cela sera compliqué, ce système dépassant les frontières. Parfois, les données sont conservées à l'autre bout du monde!

Propos recueillis par G.W.

 

 

Souriez, vous êtes surveillé!

Adeptes de Facebook, de Twitter ou de jeux en ligne au bureau, tremblez, Surveillermonsalarie arrive! «Ce logiciel enregistre les sites visités, les touches de clavier utilisées et effectue régulièrement des captures d'écrans, énumère fièrement David Damour, le jeune créateur de l'entreprise. Un rapport est transmis une fois par jour au dirigeant.» Pour être sûr de ne rien rater, le patron peut aussi établir une liste noire de mots clés (Facebook, sexe, etc.) et être prévenu en temps réel à chaque «infraction». Sacrément inquiétant! Interrogée, la Cnil n'a pas encore d'avis sur ce logiciel.

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