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Face à des pays, comme la Syrie, interdits aux journalistes, les reporters doivent apprendre à jongler avec de nouveaux producteurs d'images: les citoyens.

La répression qui s'abat en Syrie depuis deux mois, symbolisée notamment par plus d'un millier de morts, n'est pas sans images ni témoignages. Mais elle prospère sans reportages. Si les blogueurs, via les caméras numériques et les réseaux sociaux, font parvenir des vidéos ou des informations sur les tortures dont se rendent coupables les nervis du régime, ils ne peuvent se substituer aux récits des reporters, traits d'union précieux entre une réalité d'oppression et l'opinion publique occidentale.

Depuis le départ de la chaîne Al-Jazira, la Syrie est en effet interdite aux journalistes. Khaled Sid Mohand, journaliste algérien travaillant pour Le Monde et France Culture, a été arrêté et détenu pendant vingt-cinq jours après voir tenté de travailler à Damas. Depuis, pour alerter les consciences, les rédactions s'appuient sur les documents numériques leur parvenant de villes de Syrie comme la vidéo d'Hamza al-Khatib, cet adolescent de treize ans torturé à mort, qui est devenu l'emblème de la révolte avec 60 000 fans sur Facebook. La correspondante de France Info à Beyrouth, Valérie Crova, cite à l'antenne des messages de Twitter et recueille les témoignages à la frontière libano-syrienne. Arte Reportage, qui a diffusé début mai Syrie, la révolte via Internet, a couvert les événements en interrogeant des cyberdissidents réfugiés à l'étranger.

Quelle place pour le grand reporter face à des régimes qui se barricadent et coupent parfois,

comme en Égypte puis en Syrie, leurs accès à Internet? L'articulation avec les réseaux

sociaux est incontournable, estime Alexis Montchovet, reporter indépendant et prix Albert

Londres 2008, qui se trouvait à Benghazi (Libye) en février, avant et après l'offensive des troupes de Kadhafi. «Aujourd'hui, explique-t-il, le premier geste de nombreux journalistes est de pratiquer ce qu'on appelle la “raflette”, c'est-à-dire de récupérer des séquences filmées par téléphone portable, de trouver qui les a faites, puis de construire son reportage en intégrant ces images qui n'ont pas été tournées par lui.»

Ce documentariste, qui revendique «l'unicité d'un regard» comme choix d'écriture, affirme préférer l'immersion à cette apparente ubiquité. Mais il souligne que les reporters de «news» trouvent souvent dans ces vidéos d'amateurs l'opportunité d'ouvrir leurs sources d'images en territoire interdit. «À Benghazi, les jeunes montaient au front avec leur téléphone portable, se souvient-il. Ils ne remplacent pas le reporter-caméraman, mais ils apportent plus de travail d'archives dans la construction du sujet.»

Partie prenante de l'événement

La préparation du reportage sur Internet, en amont, est aussi devenue une étape obligée. Delphine Minoui, grand reporter du Figaro installée à Beyrouth (Liban), soulignait en mai dernier au cours d'un débat sur les médias à Tunis qu'«Internet n'est pas moteur, mais vecteur de la révolte». Les Syriens s'inspirent donc des révolutions tunisienne et égyptienne en filmant avec des téléphones portables, en utilisant des serveurs «proxys», puis en postant de façon anonyme sur les réseaux sociaux. «Ce qui m'a frappé, c'est l'extrême professionnalisation de ces citoyens, relève-t-elle. Ils manifestent en indiquant la date sur une pancarte ou filment des monuments connus afin qu'on identifie les lieux. En l'espace de quatre mois, ces citoyens journalistes ont trouvé les techniques pour se professionnaliser et participer ainsi à la transformation du flux d'information.» Pour la reporter de presse écrite, la collecte de ces témoignages numériques dans la réalité bouillonnante du pays permet une plongée au cœur des manifestations et de leur répression.

Dans l'audiovisuel, les images d'amateurs transforment aussi le métier du reporter. Il faut désormais montrer qu'on est partie prenante de l'événement. «Du temps de Cinq Colonnes à la une, rappelle Hervé Brusini, de France Télévisions, le grand reporter filmait son voyage et l'on comprenait que c'était dangereux. Puis, il a disparu, le sujet arrivait comme par téléportation et l'on pouvait penser que tout le monde pouvait en faire autant. Aujourd'hui, on a tendance à réintroduire le reporter, avec parfois des artifices de mise en scène.» C'est bien commode, néanmoins, pour singulariser une approche et marquer ses distances avec une communication officielle, comme le fait France 24 en Lybie.

Au-delà, Annick Cojean, grand reporter au Monde, sait bien que les nouveaux médias sont aussi lourds de menaces. «Dans la plupart de nos rédactions, le grand reportage n'a pas le vent en poupe, résume-t-elle. Le temps qu'on nous alloue est plus limité, il faut écrire de plus en plus vite pour différents supports. On est d'accord pour cela, mais les gens lisent-ils des grands reportages sur les nouveaux écrans? Je voudrais que ce soit le cas… Et, malgré tout, je m'inquiète.»

 

 

(encadré)

Twitter, coqueluche des journalistes

Selon une enquête d'Oriella PR Network, alliance internationale de quinze agences indépendantes de relations publics, Twitter a supplanté Facebook chez les journalistes. L'enquête, menée auprès de 478 journalistes de 15 pays (13 en Europe, plus les États-Unis et le Brésil), montre que 47% des journalistes utilisent désormais Twitter pour trouver de nouvelles perspectives sur un sujet alors que 35% ont recours à Facebook. Trente pour cent des journalistes disent aussi consulter des blogs qu'ils connaissaient déjà, et 42% de nouveaux blogs. L'outil numérique est sollicité pour collecter et vérifier l'information. Toutefois, l'étude valide sans surprise l'importance des interlocuteurs officiels: 62% des journalistes disent avoir recours à des représentants en RP, tandis que 59% citent aussi les porte-parole des entreprises. Ce sont majoritairement ces intermédiaires qui s'imposent pour vérifier une information même si, étonnamment, un tiers des journalistes affirment utiliser Twitter pour valider des articles en cours de rédaction (contre un quart pour Facebook). Plus de la moitié des journalistes indiquent aussi que leur entreprise possède son propre compte Twitter (55%) et tiennent personnellement un blog (54%). Enfin, 48% des professionnels produiraient du contenu vidéo.

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