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Confrontés à une chute de commandes de la presse, les photojournalistes vivent sous le régime de la débrouille pour financer leurs travaux et monter des projets à long terme. Reportage à Visa pour l'image.

Jeudi 1er septembre au matin, l'information circule comme une traînée de poudre au palais des Congrès de Perpignan où se tient le Festival Visa pour l'image: l'agence photo Sipa Press vient d'adresser 34 lettres de licenciement à ses salariés, dont 16 photographes sur 24. Et, ironie suprême, le photographe Olivier Jobard, qui se voit remettre le soir même un Visa d'or Magazine pour son travail sur l'exode de Tunisiens passés par l'île italienne de Lampedusa.

 

Certes, Sipa Press avait annoncé dès juillet dernier sa revente par Sud Communication à DAPD, deuxième agence de presse outre-Rhin, contrôlée par un fonds d'investissement, avec des licenciements à la clé. Mais l'annonce est loin d'être anecdotique.

 

Pour la 23e année, le festival perpignanais, qui se tient du 29 août au 11 septembre, permet de prendre le pouls d'une profession mythique et tourmentée. Un prestigieux rendez-vous qui présente les clichés collectés par des grands reporters en un an. Une année écoulée bouillonnante en actualité internationale, marquée par les printemps arabes, la Côte-d'Ivoire, le Soudan, l'Afghanistan, le tsunami au Japon, etc.

 

Mais la profession se cherche des solutions d'avenir: face à Internet, la montée en puissance des agences filaires, la crise de la presse et la dégringolade des prix de la photo. Avec un problème crucial pour les photographes, la production des reportages, le terrain ayant été déserté par la presse magazine, dont les budgets photo se sont réduits à mesure que grandissait sa passion pour le people. Fini, l'ère des Sebastião Sagaldo et James Nachtwey, ces travaux ne sont plus financés par des agences ou magazines commanditaires.

 

En dix ans, le paysage du photojournalisme s'est disloqué. Il est dominé par les agences filaires - surtout AFP et Reuters - qui produisent peu de grands reportages, et par Getty Images. Car la revente de Sipa Press entérine la fin des «triple A», agences de l'âge d'or du photojournalisme (Gamma, Sygma, Sipa).

 

Sipa Press devrait être transformée en agence de presse filaire généraliste. Elle n'aura plus que six photographes. Compliqué pour faire du grand reportage, même si Mete Zihnioglu, son directeur général adjoint, le jure: «Notre cœur d'activité va rester la photo, nous sommes une entité autonome.»

 

Sygma, fondée en 1973 par Hubert Henrotte, renommée Corbis Sygma après son rachat par Bill Gates en 1999, a déposé le bilan en 2010. À l'instar de Gamma-Rapho, créée en 1966 par des photographes dont Raymond Depardon, elle aussi emportée dans le sillage de la mise en liquidation du groupe Eyedea Presse, en 2010. Depuis son rachat par le photographe François Lochon en avril 2010, elle serait concentrée sur la seule vente d'archives.

 

Getty Images, elle, s'est diversifiée dans la photo d'actualité, devenant premier fournisseur d'images (photos et vidéos) pour les agences publicitaires et groupes médias. Pour contrer Internet, elle a acquis en 2006 le site de vente de photos à bas prix Istockphoto. Et revu ses tarifs à la baisse. Son département Reportages, créé en 2007 où 40 signatures (dont Jérôme Sessini) couvre les conflits dans le monde. «Pour redorer son blason», persifle un journaliste. De fait, Getty compte 150 salariés et 700 free-lances.

 

La bonne santé du fil d'agence

 

À côté, les agences filaires géantes, telles l'AFP et Reuters, se portent très bien. En 1998, l'AFP lance son service photo. Elle embauche des correspondants, se développe dans le sport, l'économie, le people... Des «niches rentables» qui permettent de financer du reportage sur les zones de conflit. «Nos gros bureaux à Bagdad et Kaboul ne sont pas rentables, mais cela fait partie de notre mission d'information», précise Thomas Coex, rédacteur en chef adjoint du service photo France. Résultat, la photo représente 28% du chiffre d'affaires pour l'AFP en France. Concentrée sur le «news», l'agence n'en a pas moins misé sur la qualité, et ses photographes sont régulièrement exposés, comme à Perpignan.

 

Une évolution structurelle qui explique la «démonétisation de la valeur des photos, et pose la question du financement des reportages», résume Éric Karsenty, cofondateur de la revue  Zmâla, consacrée aux collectifs de photographes. Tout en réduisant leurs effectifs, les agences photo préfèrent exploiter leurs archives et produire de la photo d'illustration, moins chère et plus rentable que le grand reportage, et davantage achetée par la presse. Nombre de photographes sont donc free-lances.


Preuve de la vitalité du métier, les travaux variés, brillants, au long cours, de photoreporters souvent exposés pour la première fois. Youri Kozyrev (agence Noor) présente les printemps arabes en Libye, en Égypte et au Yémen, Issouf Sanogo (AFP) ses reportages en Côte-d'Ivoire, Jocelyn Bain Hogg (VII Network) le fruit de trois ans de travail sur la pègre au Royaume-Uni. Remarquable aussi, le travail engagé de Bertrand Gaudillère (Item), retraçant le parcours de Guilherme, sans-papiers angolais de 45 ans (Des chiffres, un visage aux éditions Libel).

 

Un métier à facettes multiples

 

Seulement, qu'est-ce qu'être photojournaliste aujourd'hui? Faire du reportage au long cours est-il un luxe? Malgré la vitrine de Visa, beaucoup ont du mal à vivre de leurs seules photos. «On m'appelle plutôt pour des portraits. Je fais aussi des reportages corporate pour des entreprises, pour financer mes projets», explique Bertrand Gaudillère. Photojournaliste depuis sept ans, couvrant surtout le Yémen, Catalina Martin-Chico a publié ses premières grosses piges en 2009: Le Monde magazine, La Croix, Géo, etc. «Jusqu'à présent, je cumulais mes reportages avec des cours de photo, une permanence dans une galerie, et des traductions pour boucler mes fins de mois», raconte-t-elle.

 

Monter des reportages relève de la débrouille, entre le financement des transports, d'un logement, d'un «fixeur» (autochtone apportant des contacts et servant de traducteur) sur place... On parle pudiquement de «projets personnels» pour désigner ces reportages que l'on finance sur fonds propres, sans précommande.

 

Pour ses premiers sujets en Angola, l'Italienne Martina Bacigalupo (agence VU), 33 ans, a travaillé pendant un an comme photographe pour les Nations unies, puis avec des ONG. «Cela me permettait aussi d'accéder à certaines régions, à certains sujets. Je vais continuer à travailler avec elles, car une commande d'ONG me permet de trouver d'autres financements», explique-t-elle.

 

De fait, tous sont devenus experts en recherche de financements: auprès de magazines, ou en postulant à des prix, devenus une manne. À Visa pour l'image, les prix et bourses attribués cette année représentaient près de 150 000 euros distribués. Avec des critiques, comme pour le dernier créé, le Visa d'or humanitaire du Comité international de la Croix-Rouge, soutenu par la Fondation Sanofi. Mais c'est grâce à ce prix du CICR qu'elle a décroché que Catalina Martin-Chico pourra financer ses prochains projets au Yémen. Et c'est avec le prix Canon 2010 de la femme photojournaliste que Martina Bacigalupo a financé son sujet exposé, une série sur le quotidien d'une Ougandaise invalide.


Car le rôle des agences photo a évolué. «Les photographes sont surtout "distribués" par les agences, qui mettent en avant quelques signatures», explique Bertrand Gaudillère. «Distribués», c'est-à-dire représentés par une agence. Nombre d'entre eux rejoignent des structures légères, ces collectifs de photographes, telles l'agence britannique VII, lancée il y a dix ans par James Nachtwey, ou encore Tendance floue, Argos, Item, etc.

 

Mais d'autres modes de financement des reportages émergent, notamment sur la Toile, via le «crowdfunding», un financement participatif mobilisant des communautés d'internautes. Ce que permettent des plates-formes de microfinancement, comme Kisskissbankbank ou Emphas.is.


Et de nouvelles voies se dégagent pour publier ses travaux. À l'instar des revues photo (voir encadré) et, dans le monde numérique, les webdocumentaires, qui imbriquent plusieurs formats (photo, vidéo, texte). «Des photographes se mettent à la vidéo, en binôme avec des journalistes. Tandis que des outils de montage interactif, tels Klynt ou 3 W Doc, ont aussi contribué à cette démocratisation», estime Wilfred Estève, président de l'association Freelens.

 

 

Encadré
Le livre-mag, nouveau lieu de publication

Dans le sillage de XXI, créée en 2008 par Laurent Beccaria et Patrick de Saint-Exupéry, des revues-livres à la maquette élégante, alternant reportages photo et longues enquêtes, commencent à connaître le succès. Il s'agit d'Usbek & Rica, trimestriel vendu en librairies, Polka, fondée en 2008 par Alain et Édouard Génestar, qui devient bimestrielle (en kiosques), ou encore Zmâla, concentré de photojournalisme dont le troisième numéro (annuel) est en librairie.

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