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Dans son ouvrage Éloge de la vitesse, la revanche de la génération texto, Rafik Smati, patron de start-up, tord le coup au très en vogue «slow management». Débat.

«Si j'avais été chef d'entreprise dans les années 1960, j'aurais probablement été seul dans un grand bureau, avec dans la pièce d'à côté un pool de secrétaires dactylos, chargées de prendre mes ordres et de les transmettre aux collaborateurs.» Une vision d'horreur pour Rafik Smati, président du groupe Aventers, qui édite les sites Dromadaire.com et Ooprint.com. «Aujourd'hui, je dois jongler entre mes téléphones fixe et portable, mon fil Twitter, ma messagerie…» Un management tambour battant qu'il adore! Pour piloter sa cinquantaine de salariés, tous âgés de moins de trente ans, il est adepte de la grande vitesse: «Les réunions dans mon bureau n'excèdent pas quatre minutes quand il faut prendre des décisions opérationnelles relatives à la mise en œuvre d'un projet dans un temps rapide. En revanche, je consacre plus de temps quand il s'agit de traiter une problématique de fond concernant la stratégie ou la création.» Son expérience de dirigeant et sa théorie, il les a développées dans l'ouvrage Éloge de la vitesse, la revanche de la génération texto, publié ce printemps aux éditions d'Organisation.
Un pavé dans la mare des partisans du «slow management» et du ralentissement, tels Jean-Louis Servan-Schreiber, le directeur du magazine Clés, et Gilles Finchelstein, directeur des études d'Euro RSCG Worldwide, auteur de La Dictature de l'urgence (Fayard, janvier 2011). Depuis quelques années, la mode du «slow», qui a déjà fait florès dans de nombreux domaines – «slow food», design, wear (vêtements éthiques) – gagne le management. Une attitude qui finit par s'imposer chez les théoriciens du management. Le principe: les relations humaines et la confiance ne se tissent pas en bombardant ses collaborateurs d'e-mails sur leur Blackberry toutes les deux secondes. Autre précepte: priorité au «management by walking around», autrement dit les poignées de main, l'écoute, l'échange… Si beaucoup de managers adhèrent sur le papier à cette théorie, force est de constater qu'elle est peu appliquée dans les open spaces et couloirs de bureaux car peu compatible avec le tempo imposé par l'entreprise, son «reporting» incessant et ses publications de résultats trimestriels, voire mensuels. Il faudrait résister à cette logique financière, qualifiée d'imbécile par Jean-Louis Servan-Schreiber (voir encadré).

«Facebook et Twitter, prolongement cérébral naturel»

Pour Rafik Smati, trente-six ans, le problème est tout autre: cette doctrine du ralentissement serait justement un coup des «baby-boomers» soucieux de défendre leur position dans l'entreprise. «Après avoir vécu l'accélération dans leur jeunesse – il n'a fallu qu'une décennie pour envoyer les hommes sur la lune – maintenant, ils décrètent le principe de précaution: il faut ralentir. Avec un discours moralisateur: “Parce que cela va trop vite pour nous, cela va trop vite pour vous et ce n'est pas bien”. C'est déjà une posture de vieux con!» Et d'expliquer que ce type de management en accéléré convient très bien à ses jeunes collaborateurs créatifs, chefs de publicité, développeurs… «D'ailleurs, la jeune génération, qui a déjà intégré les réseaux sociaux, s'en sert pour faire la révolution. Allez demander à un petit jeune s'il a envie de ralentir, il vous répondra: “Non tout va bien.”  Pour ces jeunes interconnectés, Facebook ou Twitter sont le prolongement cérébral naturel. D'ailleurs une récente étude prouve qu'Internet bouleverserait la façon dont nous organisons notre mémoire.»
Selon le patron du groupe Aventers, il serait impossible et contre-productif de s'opposer à ce mouvement: «Le “slow management”, il ne faut pas l'ériger en religion car l'accélération du temps, des événements, des autres… est inéluctable. Essayer d'y résister sera stressant. Personnellement, je préfère me laisser embarquer par l'accélération. Et, à mon sens, cela ne nuit ni à la qualité du travail ni aux relations. Bien sûr, il faut aussi savoir manier les différents cycles: parfois ralentir pour ensuite mieux appuyer sur le champignon, car toutes les opportunités professionnelles vont se présenter à nous dans l'accélération et il faudra réussir à les saisir.»


Trois avis d'expert

 

Jean-Louis Servan-Schreiber

Directeur du magazine Clés, auteur de Trop vite! Pourquoi nous sommes prisonnier du court terme (Albin Michel, mai 2010)

«Il y a une vingtaine d'années, le concept à la mode dans le management, était le “one minute everything”. Cela aboutissait à une longue liste de tout ce que l'on pouvait réaliser en une minute. Considérer que la principale qualité d'une action est la vitesse revient à se fourvoyer. J'ai rompu avec cette mentalité il y a longtemps. A fortiori dans les relations humaines, le temps ne peut pas être l'élément dominant. La vitesse en entreprise est valorisée à cause d'une logique financière imbécile. In fine, cela diminue la qualité du produit ou du service. Pour autant, je ne dénonce pas la vitesse elle-même, qui est le seul moyen de dégager du temps pour faire autre chose.»

 

Loïck Roche

Directeur adjoint de Grenoble École de management, coauteur de Slow management. Éloge du bien-être au travail (PUG, septembre 2010)

«Faire l'éloge de la vitesse, brut de fonderie, serait fascisant et signifierait qu'une personne peut imposer son rythme aux autres. D'ailleurs, le “slow management” n'est pas synonyme de lenteur et ne consiste pas à freiner la prise de décisions, mais à faire en sorte de se donner les moyens de faire partager ses choix, d'impliquer les collaborateurs, de les reconnaître. La vitesse; oui, mais il faut que tout le monde arrive sain et sauf. Si le manager ne fait pas cela, il y aura plusieurs effets boomerang: mal-être, décisions mal appliquées… À mes yeux, le “slow management”, cela ne consiste pas à perdre du temps, mais à en gagner.»


Hervé Brossard

Président d'Omnicom Media Group et vice-président de DDB Worldwide, ancien président de l'Association des agences-conseils en communication (AACC)

«La vitesse est inhérente au management, mais elle doit être organisée, sinon, cela devient de la précipitation. Il y a besoin d'une réflexion commune, de passer du temps ensemble avant, à comprendre comment ça marche, à écouter les uns et les autres, à prendre le temps de les considérer, cela permet ensuite d'avoir des prises de décisions rapides. C'est une différence fondamentale avec le management de produit, beaucoup plus simple que celui des hommes. Ce n'est pas un hasard si les créateurs de start-up qui démarrent très vite, sur des technologies innovantes, vont chercher des “business angels”, souvent plus âgés, pour les aider à canaliser leur énergie, à prendre les bonnes décisions stratégiques.»

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