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Peut-on survivre quand on est catalogué à droite dans un journal ? Est-ce utile ou rédhibitoire pour obtenir de l'avancement? Enquête au lendemain de la primaire du PS.

Coordonnées transmises sous le manteau, interviews discrètes sur le portable, témoignages anonymes... En 2011, pour interroger des journalistes de droite dans des rédactions de gauche, il faut recourir à des techniques sorties d'un roman de John Le Carré. Pourquoi autant de discrétion? Est-ce dommageable pour la carrière? «Sous McCarthy, tu ne pouvais pas dire que tu étais communiste. Aujourd'hui, si t'es journaliste, soit tu es de gauche, soit tu te tais, explique Sophie *, ex-chef de rubrique à Courrier Cadres. Il y a un vrai risque d'image et donc de carrière. Désormais, je tâte le terrain avec mes interlocuteurs, en commençant par des prises de position assez “light”, du style “c'est vrai qu'ils exagèrent à faire la grève tout le temps.” S'il y a une ouverture en face, je poursuis...»

 

«À moins d'en faire son cheval de bataille, dans ce cas tu deviens le “Zemmour” de service, et l'on t'emploie parce tu es de droite.» Position extrême ou sentiment partagé? Au vu de l'enquête, être de gauche reste une position majoritaire chez les journalistes. Cela se vérifie lors des scrutins réalisés au moment des élections dans les rédactions. «Un vote dans les rédactions de Radio France donnerait probablement 95% de bulletins à gauche», dit ce journaliste qui a l'image de quelqu'un de droite au sein de la radio publique.


Si les rédactions penchent plutôt à gauche, c'est souvent en raison de la formation initiale des journalistes, à prépondérance universitaire. Guillaume Roquette, directeur de la rédaction de Valeurs actuelles, avance une autre explication toute simple: «Comme les journalistes sont mal payés, les gens de droite vont naturellement vers d'autres univers où ils sont mieux rémunérés.»


Pour les rares journalistes de droite, le contexte ne pousse pas vraiment à fanfaronner: la fin de mandat de Nicolas Sarkozy et la forte médiatisation des primaires du PS ont fait monter la pression. «Au moment de la primaire socialiste, j'ai vu des rédacteurs en chef demander à leurs collaborateurs s'ils avaient voté, relate ce journaliste de Radio France. On baigne dans un climat, une forme d'unanimisme un peu gênant.» Et, selon lui les attaques frontales du président de la République envers les journalistes n'ont pas arrangé les choses, et ont mis encore plus en minorité ses rares soutiens au niveau de la base.

 

Quand Guillaume Roquette vient présenter sa chronique sur France Inter, une fois par semaine, il doit se sentir un peu seul. Mais cela ne le dérange pas: il est le journaliste de droite que l'on invite pour ses convictions, à l'instar d'Éric Zemmour et de Natacha Polony (journaliste au Figaro et chroniqueuse dans l'émission de Laurent Ruquier). «Au moment où Audrey Pulvar m'a imposé comme chroniqueur dans son émission il y a un an, raconte le patron de la rédaction de Valeurs actuelles, elle a reçu des dizaines d'e-mails de protestation, mais elle a tenu bon. Les médias audiovisuels recherchent des voix différentes, alors que dans la presse écrite, il y a une crispation identitaire qui répond à des objectifs commerciaux: l'info brute étant sur Internet, les lecteurs n'achètent de l'information que si elle est exclusive ou affirme des points de vue.»Libération, qui multiplie les unes anti-Sarko - qu'étayent des sondages Viavoice - n'a t-il pas réalisé des ventes records en cette année préélectorale?

 

À l'inverse, faut-il s'affirmer ouvertement de droite? «Quand on fait un média, on n'est pas l'écurie d'un parti, tempère Jean-Sébastien Ferjou, fondateur et directeur de la publication d'Atlantico, un site plutôt libéral. Je n'ai jamais embauché un journaliste en lui demandant pour qui il allait voter. Et l'on n'ouvre pas la conférence de rédaction en se disant comment on va faire une info UMP aujourd'hui.» Certes, mais les confrontations de points de vue en conférence de rédaction, les prises de position dans les articles sont autant de façon de jauger les opinions des uns et des autres.


Et s'il est toujours difficile d'être minoritaire dans un groupe, avec le risque d'être marginalisé puis rejeté, les journalistes de droite en milieu hostile connaissent une sorte de double peine. «Le journalisme est de gauche. C'est comme s'il y avait quelque chose de honteux à être de droite, dit Perico Légasse, rédacteur en chef Art de vivre de Marianne, partisan du débat d'idées. Au journal, si je dis quelque chose qui n'est pas de gauche, je suis catalogué à droite, du coup cela aboutit à une forme d'autocensure. Moi je suis un “bébé Kahn” et ce dernier se débrouillait toujours pour alterner les recrutements: un journaliste de droite, puis un de gauche.»


Étienne, journaliste chevronné au groupe Nouvel Obs, n'a lui jamais avancé masqué: «Je n'hésite pas à donner mon opinion et ne peux pas dire que je vive un martyre. Et même si personne ne m'a demandé si j'étais allé voter à la primaire socialiste, tout le monde sait où je perche. Néanmoins, j'ai pu constater que ma rédaction en chef hésite à me confier certains sujets polémiques, comme un article sur Éric Zemmour.» Étienne se plaint aussi d'avoir eu des soucis d'avancement dans son journal précédent, à cause de ses convictions. «Comme on se sent un peu isolés, il faut travailler notre argumentation, expliquer les choses différemment», poursuit-il.

 

L'inverse est vrai aussi. Au Figaro, sous la direction d'Étienne Mougeotte, mieux vaut ne pas être soupçonné de sympathies socialistes pour progresser dans la hiérarchie! «Au sein de la rédaction il y avait énormément de journalistes de gauche, raconte Éric, journaliste dans le journal du sénateur UMP Serge Dassault pendant six ans. Moi-même, j'ai mis six ans avant de faire une sorte de “coming out” politique. À partir du moment où j'ai commencé à critiquer systématiquement ce que faisait le gouvernement, j'ai été confronté à un vrai plafond de verre: je n'avais plus d'augmentation, de promotion. J'ai fini par quitter la rédaction et devenir journaliste indépendant.»

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