L'année des médias 2011
Dans la publicité ou les médias, les septuagénaires et octogénaires sont nombreux à rester aux manettes. Enquête sur les papys managers.

«Il va falloir remplacer ma voiture de fonction avec chauffeur par une voiturette avec infirmière!» Voilà ce que Jacques Séguéla, 78 ans, a répondu à Vincent Bolloré il y a quelques jours, quand ce dernier lui a annoncé qu'il le reconduisait pour dix ans, comme vice-président d'Havas Advertising. Il resterait dans le groupe, potentiellement, jusqu'à 88 ans.

Jacques Séguéla incarne une nouvelle génération de dirigeants: les «papys managers». Ils ont plus de 70 ans et ne sont pas prêts à enfiler les charentaises et à regarder Derrick. Ils préfèrent les «conference-calls» aux après-midi bridge. Est-ce l'affaire de quelques exceptions ou s'agit-il d'un mouvement de fond, lié à l'allongement de la durée de la vie? Les «papys managers», une aubaine ou un risque pour les entreprises?

En tout cas, ils sont très loin d'être majoritaires à la tête des grandes entreprises françaises. L'âge moyen des membres des comités exécutifs des sociétés du CAC est de 53 ans, selon une récente étude de l'Institut français des administrateurs (IFA). Et il a eu plutôt tendance à baisser ces dernières années car il y a eu un renouvellement important, imputable à la crise financière de 2009. Exemple le plus emblématique de ce chamboulement, Frédéric Oudea qui, à 46 ans, a succédé à Daniel Bouton, 59 ans.
Dans la publicité et les médias, en revanche, les managers septuagénaires, voire octogénaires, pullulent. Et pour cause, la plupart d'entre eux sont propriétaires de leur société: Serge Dassault, 86 ans, patron du Figaro, Claude Perdriel, 84 ans, toujours président du conseil de surveillance du Nouvel Observateur, François-Régis Hutin, 82 ans, PDG d'Ouest France, Pierre Bergé, président du conseil de surveillance du Monde. Côté jeunots, on retrouve Étienne Mougeotte, 71 ans, directeur des rédactions du Figaro, Marie-Odile Amaury, 71 ans, PDG du groupe Amaury, Raymond Soubie, 71 ans, président de l'AEF.

L'exemple de cet ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy est symptomatique. Quand il quitte fin 2010 ses fonctions, il peut décider de prendre sa retraite. Non, il choisit de revenir en force dans son agence d'information, l'AEF. Et il vient même de créer une nouvelle enseigne: une agence de communication destinée aux entreprises qui traversent des crises, baptisée Taddeo. Il dirige également Alixio, une société de conseil en management.
Dans la publicité, il y a un précédent célèbre en matière de longévité professionnelle: Marcel Bleustein-Blanchet. «Papy Bleustein est resté aux commandes de la maison après 80 ans, jusqu'à son dernier souffle», rappelle Jacques Séguéla. Il est décédé en 1996, à 89 ans. C'était également le cas de Marcel Dassault, qui a tenu le manche de son entreprise jusqu'à sa mort, à 94 ans.
Du côté des managers non propriétaires, il y a bien sûr Maurice Levy, presque 70 ans, qui vient de signer à nouveau un contrat de quatre ans, en tant que président du directoire de Publicis Groupe. Et au Figaro, Étienne Mougeotte, 71 ans, restera au-delà de l'élection de 2012 selon Serge Dassault. Son contrat courrait jusqu'en 2015, donc jusqu'à ses 75 ans.
L'univers de la publicité et des médias, en conservant ses managers au-delà de 70 ans, serait-il en avance sur son temps? L'allongement de la durée de la vie et donc de la vie professionnelle fait, bien sûr, qu'il faut s'habituer à croiser de plus en plus de tempes grisonnantes dans les open-spaces. «Une étude a souligné qu'un homme de 70 ans à la fin du XXe siècle avait la même santé et forme physique qu'un homme de 50 ans en 1900, argumente Jacques Séguéla. A la fin du XXIe siècle, on pourra dire la même chose d'un homme de 90 ans.»
Mais rester aux commandes après 70 ans, n'est-ce pas aussi faire courir un danger à ces entreprises? Le risque est grand de rater des virages technologiques importants ou des mutations sociologiques profondes qui déterminent les marchés. En réalité, les stéréotypes sur la séniorité (au-delà de 55 ans), selon lesquels il y aurait plus d'absentéisme, plus de résistance au changement à ces âges-là, ont été battus en brèche par plusieurs études.

D'ailleurs, la plupart de ces seniors managers ont plutôt bien pris le virage du numérique: Publicis ou Le Figaro sont même en pointe... Le fait d'avoir des patrons âgés n'a pas empêché ces entreprises de changer de fond en comble de positionnement. L'expérience aide à maîtriser la complexité, y compris dans des situations de récession. D'autant qu'un management patrimonial sur le long terme assure beaucoup plus de visibilité qu'une stratégie financière court-termiste. «Quand un propriétaire conserve des managers, c'est qu'il a une bonne raison. Dans une situation de crise, de peur, les racines du passé rassurent», poursuit Jacques Séguéla, cofondateur d'Euro RSCG.
Damien Crequer, directeur associé du cabinet Taste, avance une autre explication: «La plupart de ces groupes sont dépendants de ces managers célèbres car ils sont incarnés par ces personnalités, c'est d'autant plus vrai que nous sommes dans le secteur des services.»
Quand on l'interroge sur les qualités des «papys managers», le vice-président d'Havas Advertising fait l'article: «À mon âge, le management va beaucoup plus vite, j'ai déjà vécu trente ou quarante fois les problèmes qui se posent.» Autre force des managers septuagénaires, ils n'ont plus les dents qui rayent le parquet: à cet âge-là, on n'a plus rien à gagner ou à perdre. On peut enfin faire passer l'intérêt de l'entreprise avant sa gloire personnelle.
En revanche, la dégradation de la santé, après 75 ans, peut avoir des conséquences néfastes pour l'entreprise dont les dirigeants voyagent moins, et sont donc moins à l'affût des nouvelles tendances, venant des États-Unis ou des pays émergents. Cela peut devenir un vrai handicap pour leur société dans une économie mondialisée.
Et puis, cela peut être dangereux pour l'entreprise que le propriétaire reste patron, passé 70 ans: elle risque de s'ankyloser et de se révéler moins attractive vis-à-vis de jeunes talents. A fortiori si le manager est propriétaire et se transforme en autocrate, style Serge Dassault.

Cela peut aussi poser un sérieux problème de succession. Le départ cette année de Denis Olivennes, dauphin désigné de Claude Perdriel, du Nouvel Observateur, pour rejoindre Lagardère Active, est significatif. Les «papys managers» ont parfois du mal à passer la main. Et Claude Perdriel, a eu beau déclarer à Mediapart, en novembre 2010: «Compte tenu de mon âge (84 ans), il serait vraiment con de partir», cela n'a pas suffi pour retenir l'intéressé.

Même problème de succession chez les Dassault, où les quatre enfants s'impatientent et se tirent dans les pattes en attendant le passage de relais. «Je suis un peu comme le prince Charles qui attend toujours et ne régnera peut-être jamais», disait Olivier Dassault à La Croix (en juin 2009). Il y a quelques jours, le patron-patriarche, Serge répondait dans Les Échos que sa succession «n'était pas ouverte».

Une erreur, car plus les seniors managers retardent le moment du passage de flambeau, plus cela sera compliqué: leur entreprise finira par ne plus faire qu'un avec eux-mêmes. Et Séguéla? «Un créatif peut avoir un jugement créatif jusqu'à son dernier souffle, mais il y a un moment où il faut passer la main; le jour où je me sentirai diminué, je le ferai...» Qui vivra...

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