L'année des médias 2011
Au lendemain du décès du très charismatique patron d’Apple, se pose la question de son mode de management. Était-il un excellent ou un déplorable meneur d’hommes?

«La méthode Steve Jobs, ce n'est pas un modèle de management à enseigner dans les “business schools”. D'ailleurs, je donne actuellement un cours sur le leadership, et il ne me viendrait pas à l'idée de citer en exemple le patron d'Apple.» Pour Charles-Henri Besseyre des Horts, professeur associé au département management et ressources humaines d'HEC, la cause est entendue. À l'heure du travail en mode collaboratif, de la coconstruction de solutions collectives, de la collégialité des décisions, du manager-entraîneur à l'écoute de ses troupes… le manager Steve Jobs fait figure d'extraterrestre.

La lecture de l'excellente biographie Steve Jobs, de Walter Isaacson, publiée par les éditions JC Lattès en novembre, permet de se faire une idée du management hors-normes du cofondateur d'Apple. Premier constat, il adorait maltraiter et humilier ses collaborateurs. Illustration avec sa technique de recrutement. «Lors des entretiens d'embauche, fréquemment, j'agresse les gens exprès: je critique ce qu'ils ont fait. Je dis: “Bon sang, ça a vraiment été un four. C'était un produit complètement idiot. Pourquoi avez-vous travaillé là-dessus?” Je veux observer comment ces personnes réagissent sous la pression, si elles plient ou si elles ont une conviction solide, de la foi et de la fierté pour ce qu'elles ont fait», confiait Steve Jobs, il y a quelques années. En réunion, le «big boss» prohibait d'ailleurs l'usage de Powerpoint, car un tel support empêchait, selon lui, la confrontation directe des idées.

Au quotidien, il avait deux expressions favorites pour piquer au vif ses troupes: «C'est de la merde» ou sa variante «Bandes de nuls, vous faites de la merde.» Gérant très mal ses émotions, il n'hésitait pas à hurler en réunion… ou à pleurer. Pourtant, il serait trop simple de le réduire à une sorte de manager-dictateur, son mode de fonctionnement étant plus subtil qu'il n'en a l'air. Ainsi, ses habituels compliments scatologiques seraient en fait une sorte de défi lancé à ses collaborateurs, qui sous-entendrait «expliquez-moi en quoi, c'est le meilleur moyen de faire comme ça». Une façon quelque peu musclée de les pousser dans leurs retranchements, de les obliger à se dépasser, probablement corrélée à son propre perfectionnisme. Selon son ancien collaborateur, Andy Hertzfeld, «il se considérait comme un être élu et éclairé».

Comme tel, il estimait avoir une mission: «Mon travail ne consiste pas à être coulant envers les gens, mais à les rendre meilleurs.» Et sa palette de jugements en tant que manager était binaire: le fruit du travail était soit nul, soit génial. Ce qui ne l'empêchait pas de changer d'avis, comme ce jour où il recruta un jeune étudiant qui venait de rater son entretien d'embauche mais qui, dans le couloir, lui montra une application sur laquel il «flasha» immédiatement: l'effet de loupe sur les icônes d'Apple.

Hors norme

Autre arme dont usait et abusait Steve Jobs, la manipulation, en particulier avec son fameux champ de distorsion de la réalité (CDR). «C'était un mélange de charisme et de force mentale. C'était la volonté de plier les faits pour qu'ils entrent dans le moule, relate Andy Hertzfeld. Au besoin, il vous prenait de court et adoptait soudain votre point de vue, comme si cela avait toujours été le sien, et sans reconnaître qu'il était d'un avis contraire la seconde précédente.Il était inutile de résister à cette force. On a longtemps cherché des parades, mais on finissait tous par baisser les bras. On ne pouvait rien y faire.»

Fourbe, autoritaire, agressif, manipulateur… Le portrait n'a rien de flatteur et, pourtant, Steve Jobs a réussi avec ses équipes de véritables miracles, en les mobilisant comme personne. Grâce au CDR, Jobs est parvenu à galvaniser ses troupes et à trouver des idées pour changer le cours de l'histoire informatique. «Vous réalisiez l'impossible parce qu'il vous avait convaincu que vous pouviez le faire», reconnaît son ex-collaboratrice Debi Coleman. Sa foi inébranlable, son charisme fou, faisait que tout le monde l'aurait suivi au bout du monde. «Il braquait ses yeux sur vous, comme deux lasers et vous regardait fixement, se souvient Debi Coleman. Il pouvait vous servir n'importe quoi, même du soda empoisonné, vous le buviez sans broncher.»

Un hypnotisme que l'on retrouve plus chez les gourous que chez les managers, normalement. Et c'est peut-être ce qui explique la difficulté de juger Steve Jobs à l'aune des critères classiques d'évaluation des managers, il n'est pas dans la norme. «Il est même aux antipodes du modèle d'autonomie et de confiance, dont le porte-drapeau est actuellement l'Indien Vineet Nayar, PDG de HCL Technologies, exprimé dans son livre Les Employés d'abord, les clients ensuite. Comment renverser les règles du management», constate Charles-Henri Besseyre des Horts.

«Le management se définit en quatre activités: la stratégie, l'organisation, l'animation et le contrôle», rappelle Fabien Blanchot, directeur du MBA management RH de l'université Paris-Dauphine. Parmi ces quatre champs, les qualités de Steve Jobs sont remises en question sur un seul: l'animation d'équipe, qui renvoie au leadership. Même si tous les spécialistes du management s'accordent pour dire que les recherches sur le leadership n'ont pas permis d'établir un portrait-robot du bon leader, tout dépend de la situation. «Et puis, le “top-manager” ne doit pas avoir les mêmes qualités que les autres dirigeants, il doit avoir plus de compétences conceptuelles – intuition, créativité –, et plus de capacités à donner du sens», rappelle Fabien Blanchot. En ce sens, Steve Jobs était particulièrement leader, avec des compétences conceptuelles poussées, et à ce niveau de responsabilités, c'était plus important que les compétences interpersonnelles.»

Le pouvoir d'influence

Pour le professeur de Dauphine, le style de leadership de Steve Jobs s'inscrit dans la droite ligne de celui d'Andrew Grove, le cofondateur d'Intel, auteur en 2004 de l'ouvrage Seuls les paranoïaques survivent. Être paranoïaque vis-à-vis de la concurrence, de son environnement professionnel et de l'évolution technologique serait indispensable pour ne rater aucun virage technologique. «Steve Jobs était un tel visionnaire, et tellement au centre de tout qu'il ne pouvait écouter quelqu'un d'autre. On retrouve un peu ce trait chez Carlos Ghosn ou Jean-Marie Messier…», poursuit Charles-Henri Besseyre des Horts.

Enfin, un leader, c'est celui qui a des «followers» qu'il parvient à influencer. «Steve Jobs était considéré comme référent dans le secteur, et la crédibilité fait que l'on vous suit. Vous pouvez être redoutablement antipathique et pour autant très écouté. D'autant plus qu'il avait ce caractère visionnaire, il était capable de représenter le futur désiré. Ce genre de signes donne envie au corps social de s'engager», conclut Fabien Blanchot.

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