Ressources humaines
Le débarquement de Free dans le mobile a entraîné une guerre de communication sur le front de l’emploi. Décryptage.

C'est votre dernier prix? Depuis l'arrivée de Free dans le mobile, les opérateurs se livrent à des enchères inversées sur les tarifs des forfaits. Dernière offre annoncée, celle de Free, le 7 décembre: avec un forfait à 2 euros, pour deux heures de communication et des SMS illimités. Elle répondait à celle de B&You (Bouygues Telecom) lancée quelques jours plus tôt: communication et SMS illimités pour 9,99 euros par mois. Après la mode des forfaits sans engagement, on assiste à l'explosion de ce que l'on peut appeler des forfaits sans recrutement: à ce prix-là difficile de créer, voire de maintenir des emplois. Dans la filière des télécoms, la tendance est donc à la réduction de la voilure pour les centres d'appels, opérateurs et distributeurs... Personne n'échappe à la diète forcée. Une guerre commerciale qui va laisser beaucoup de victimes sur le champ de bataille.

Comme elle se déroule dans un contexte de crise et de chômage très élevé, chaque acteur du secteur cherche à limiter la casse en termes de communication, afin d'éviter de froisser le gouvernement. «Si pour 600 emplois supprimés [Arcelor-Mittal], on risque de se faire nationaliser, je comprends que les entreprises prennent des précautions quand elles parlent de leurs emplois en ce moment», persifle l'économiste David Thesmar. Dans les télécoms, cela a donné lieu cette année à des batailles de chiffres et d'études d'impact. D'une rare violence.

 

Une lutte par les coûts

Combien d'emplois sacrifiés sur l'autel de Free? Si vous interrogiez fin août le Syndicat des professionnels de centres d'appels (SP2C) ou l'Arcep, l'autorité de régulation du secteur, sur les destructions d'emploi dans les télécoms en 2012, s'ensuivait un blanc dans la conversation. Vous sentiez que votre interlocuteur rêvait de passer sous un tunnel pour couper sa communication téléphonique. Pris entre deux feux, ces organismes professionnels craignent un sujet trop sensible, trop politique. La tension est telle entre les opérateurs que toute prise de parole est risquée.

En réalité, cela faisait deux ans que les opérateurs historiques (Orange, SFR et Bouygues Telecom) annonçaient l'arrivée de Free dans le mobile, comme celle du loup dans la bergerie. «Dès septembre 2010, nous avions alerté: l'attribution d'une quatrième licence risquait de détruire 10 000 emplois dans le secteur», rappelle Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC Orange. D'autres, tel Bruno Deffains, économiste à l'université Paris 2, prédisait début juin la destruction de pas moins de 55 000 emplois en deux ans dans le secteur, du fait de l'arrivée de Free. Durant l'été, «Bruno Deffains a reçu une “sommation interpellative” de la part d'Iliad: un huissier s'est présenté à son domicile, et lui a demandé “pourquoi il cherchait à nuire à Free Mobile”», comme le rappelait Challenges, le 4 décembre dernier. Ambiance.

Ce ne fut pas la seule façon qu'a trouvée Free pour riposter. L'opérateur a aussi commandé sa propre étude. Réalisée par deux économistes spécialisés en macroéconomie, David Thesmar, professeur à HEC, et Augustin Landier, de la Toulouse School of Economics, l'étude conclut que le lancement de Free va provoquer entre 16 000 et 30 000 créations d'emplois nets! «Nous sommes partis sur une hypothèse de baisse de la facture mobile de 10%, cette diminution des dépenses va générer de l'activité et de nouveaux emplois dans des secteurs protégés de la concurrence, comme l'hôtellerie, la restauration, l'agroalimentaire... détaille David Thesmar. A court terme, cela pourrait créer 15 000 emplois, principalement dans les services.» A plus long terme, les gains de compétitivité sur la téléphonie devraient continuer pour les entreprises et ainsi produire 30 000 créations de postes d'ici trois à cinq ans.

 

Réductions d'effectifs programmées

Entre les 55 000 emplois perdus de Bruno Deffains et les 30 000 emplois créés de David Thesmar, qui a raison ? Sûrement un peu les deux. Car les deux économistes n'analysent pas la même chose. David Thesmar se garde bien de parler des télécoms, alors que Bruno Deffains ne parle que de cela.
Une chose est certaine, la déconfiture de l'emploi dans les télécoms s'est confirmée au fil de l'année, à commencer dans les centres d'appels. «Free plonge tout le secteur dans une lutte par les coûts», constatait il y a quelques mois David Targy, directeur des études XerfiPrecepta. Globalement, les télécoms et la télévision (principalement Canal+) généreraient 25 000 à 30 000 emplois dans les centres français. Le premier signe alarmant est venu d'Orange le 9 décembre, comme l'annonçait Le JDD: «Pour protéger ses propres téléopérateurs, le groupe va infliger à ses prestataires externes une lourde cure d'amaigrissement. Leur chiffre d'affaires sera amputé d'environ 15% l'an prochain.» Des centaines d'emplois seraient en jeu. Ce n'est sans doute que le début. Les trois opérateurs historiques, eux-mêmes, se sont engagés dans des réductions d'effectifs: Orange évoque 4 000 recrutements sur trois ans, mais 9 000 départs à la retraite, soit la perte de 5 000 postes d'ici à 2015, et SFR annonce un plan de départs volontaires concernant 856 personnes et Bouygues un autre portant sur 556 postes.

Si la chute des prix des forfaits est la principale cause de ces plans, l'automatisation et le basculement du service après-vente sur le Web sont aussi des éléments d'explication.
En bout de chaîne, la distribution souffre également. Fin novembre, the Phone House (265 magasins en France et 1 200 salariés) a confirmé la suppression de 246 postes et la fermeture de 79 boutiques.
Pour reprendre la main sur ce dossier, les deux ministres Arnaud Montebourg et Fleur Pellerin ont annoncé le 9 octobre la création d'un observatoire des investissements, l'accélération dans la 4G et la prise en compte accrue du critère de l'emploi dans l'attribution des licences... Il serait temps. «Nous sommes dans un marché comportant de très lourds investissements d'infrastructure, qui sont sources d'emplois, conclut Sébastien Crozier, mais plus personne n'a intérêt à investir. Tout cela à cause d'un régulateur fou qui a mal positionné le curseur et a précipité tout le monde dans une destruction massive d'emplois.»


(Sous-papier)

Le chantage à l'emploi des multinationales

 

Les géants américains Amazon, Google et Facebook usent et abusent de la communication, autour des créations de postes.

A peine nommé, le 25 juin dernier, le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg se rendait en Saône-et-Loire, dans sa terre d'élection, pour inaugurer une plate-forme logistique d'Amazon. A Chalon-sur-Saône, le géant américain a promis 500 emplois directs avec, en contrepartie, 1,1 million d'euros d'aides publiques. Dans une période où les annonces de destructions d'emplois se multiplient, ces bonnes nouvelles valent de l'or. Les grands groupes l'ont bien compris. «Au fil du temps, le rôle citoyen des entreprises, en termes de créations d'emplois, a pris de l'ampleur, décrypte Caroline de Montéty, maître de conférence au Celsa. Certaines allument des contre-feux et s'en servent dans les rapports de force avec les pouvoirs publics.» Pour Amazon, l'argument va peser dans les discussions actuelles avec Bercy: le fisc lui réclame 200 millions d'euros d'arriérés d'impôts. Le mastodonte de l'e-commerce pourra aussi se prévaloir d'un autre investissement d'ampleur: son centre qui vient d'être inauguré fin novembre à côté de Douai, dans le Nord, où il annonce entre 1 000 et 2 500 salariés.

 

Les études d'impact, outils de lobbying

En janvier dernier, Facebook, qui recense moins de 50 salariés en France, a publié une enquête réalisée par Deloitte au niveau mondial, sur son écosystème. Bilan: le réseau social contribuerait pour près de 1,9 milliard d'euros dans l'activité économique en France et pour près de 22 000 emplois indirects (12 000 liés à l'activité générée sur Facebook, 2 000 induits par les applications, 7 000 générés par les besoins en technologies). Des chiffres impossibles à vérifier, mais qui représentent un outil de lobbying vis-à-vis des pouvoirs publics.
Le 29 octobre, quand le président François Hollande reçoit le patron de Google, Eric Schmidt, pour discuter d'une éventuelle rémunération pour les groupes de presse, la question des créations d'emplois en France est en embuscade. Il y a un an, Google avait inauguré son centre parisien, et compterait aujourd'hui près de 500 salariés dans l'Hexagone: pas question pour le gouvernement de risquer une fuite des cerveaux. D'ailleurs, depuis quatre ans, Google publie un «business economy impact» aux Etats-Unis, qui évalue son impact sur l'économie américaine.
Si les géants des nouvelles technologies usent et abusent de ces études d'impact, le procédé n'est pas nouveau selon Frédéric Bedin, président du directoire de Public Système Hopscotch: «Il y a toujours eu des études d'impact sociales et économiques qui ont, par exemple, servi à justifier l'existence de la filière nucléaire», rappelle-t-il.

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