Alors que la guerre en Syrie a montré les limites d’images amateurs sujettes à caution, les reporters de guerre jouent un rôle déterminant dans l’éveil des consciences sur un conflit.

Armes chimiques ou toxiques? La Direction générale de l'armement (DGA), qui abrite le seul laboratoire habilité à fournir des expertises de ce type, doit se prononcer sur des échantillons médicaux ramenés par le grand reporter Jean-Philippe Rémy et le photographe Laurent Van der Stockt, du Monde. Leur reportage au long cours, qui inclut vidéos, cartes interactives, port-folio et papiers longs, publié du 27 au 30 mai, a eu un retentissement mondial sur fond de timide levée de l'embargo sur les armes votée par l'Union européenne. «Le retentissement aurait eu lieu sans la vidéo, estime Rémy Ourdan, directeur adjoint de la rédaction du Monde, mais ces images bilingues ont rajouté à l'audience et on a traduit le papier en anglais pour la première fois.»

Reprise sur les chaînes d'information, la séquence a fait le tour de la planète en étant souvent présentée comme une preuve avancée par Le Monde de l'utilisation d'armes chimiques. «On a fait très attention au langage, précise Rémy Ourdan. On ne connaît pas la nature de ces gaz toxiques. On évite de dire “arme chimique” qui correspond à une classification très spécifique.» Le commentaire de la vidéo est plus explicite: il évoque clairement le recours à des «explosifs chimiques», sous-titré «chemical weapons». Force émotionnelle de l'écran, nuances et finesse de l'écrit… «Tout notre travail est conçu comme un tout», assume Jean-Philippe Rémy, le 1er juin, sur France 5.

En juillet 2012, un reportage à Alep, signé Florence Aubenas, avait déjà été réalisé avec le concours de Laurent Van der Stockt. Cette fois encore, le photographe a pris contact avec l'Armée syrienne libre pour entrer dans la région de Damas. Selon Rémy Ourdan, il n'est pas si rare que de grands reporters du Monde partent pour un long séjour de deux mois, mais «ils sont rarement confrontés à du chimique».

Du 19 au 21 juin, le Global Editors Network consacrera une session au «drone journalism», du nom de ces petits engins qui permettent de survoler des zones de guerre. Pourquoi prendre des risques en envoyant des reporters sur le terrain? Et You Tube n'offre-t-il pas nombre d'images du conflit prises de l'intérieur? Rémy Ourdan rappelle la force du reportage: «C'est la première fois qu'on a un témoignage direct d'un journaliste assistant à une attaque chimique.» Pour alerter les consciences qu'une «ligne rouge» a été franchie et établir la vérité, le reporter reste irremplaçable.

Multiplier les approches

Le Monde n'est pas le seul à tenter d'apporter des preuves. Patricia Chaira et Saddek Chettab, de l'agence Capa pour Canal+, reviennent d'Alep. Elles demandent aussi aux autorités françaises d'analyser des échantillons: ce pourrait être des signes évidents d'attaques chimiques. La journaliste Manon Loizeau, entrée clandestinement en Syrie en 2011 (Syrie interdite, France 2), a, elle, laissé des caméras à ses contacts afin de récupérer des images dignes de foi. Quant à Alfred de Montesquiou, grand reporter à Paris Match, il s'est rendu début mai dans la même ville pour un reportage sur «la guerre des gavroches». En ancien agencier d'AP, le reporter multiplie les approches: vidéos insérées dans l'article, papiers en ligne pour un traitement spécifique au site («Les derniers chrétiens d'Alep»)… A noter que la Commission de la carte de presse, en France, exige d'inscrire son adresse à côté de son nom, un risque supplémentaire pour ce journaliste qui a travaillé avec le photographe free-lance Rémi Ochlik, juste avant sa mort à Homs l'an dernier.

Les indépendants sont souvent les plus vulnérables. Roméo Langlois, avant d'être recruté par France 24, a failli mourir en 2012 lors d'une offensive de l'armée colombienne. Il se pose encore la «question éthique» de savoir s'il a bien fait d'appeler du renfort sur une radio, après avoir refusé d'approcher un fusil et une grenade d'un soldat attaqué. Depuis, il a été envoyé au Mali, mais pas en Syrie, bien qu'il soit volontaire. Il rappelle que les journalistes attachés à une rédaction portent des émetteurs géolocalisés et qu'ils sont suivis de très près. Des têtes brûlées, les reporters de guerre? «Ce sont au contraire des paranoïaques de la sécurité», dit-il.

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