Incapables de rivaliser sur le terrain de l’innovation avec les start-up, les groupes créent des incubateurs pour nouer des liens avec ces jeunes pousses et tenter de rester dans la course. Enquête.

Axa, Microsoft, JCDecaux, SNCF, Orange, Express-Roularta, bientôt La Poste, Google ou un grand cabinet de conseil… Nombre de groupes s'offrent leur incubateur pour faire éclore les jeunes pousses de demain et des services innovants. «Nous sommes  en discussion avec une dizaine de groupes qui souhaitent créer un incubateur, confirme Jean-François Galloüin, directeur général de Paris Région Lab. Il y a une forte demande de la part des entreprises qui prennent conscience qu'une partie de l'innovation va passer par des accords avec des start-up.» De nombreuses sociétés sont d'ailleurs associées à Numa Paris, le successeur de La Cantine, nouveau lieu inauguré le 14 novembre.

Pourquoi cet engouement? Question de recherche et développement (R&D) ou simplement d'image? Le mouvement s'inscrit dans une tendance: l'innovation ouverte. Un concept promu en 2003 à Berkeley, valorisant le partage afin d'améliorer la R&D . «“L'open innovation” est une lame de fond mondiale et les groupes s'inspirent beaucoup de ce qui s'est produit dans la santé, où les géants se sont associés avec des start-up de biotechnologies», décrypte Hamid Bouchikhi, professeur au département management de l'Essec.

Olivier Bomsel, professeur d'économie à Mines Paris Tech, juge qu'il y a «un modèle de gestion de la R&D dans les grandes entreprises françaises, bureaucratiques et difficiles à manager». Pour lui, «la stratégie de l'externalisation est la bonne, d'autant que dans les start-up, les dirigeants sont très motivés, ils savent qu'ils peuvent devenir très riches».

Cela aboutit à une multiplication des projets d'incubateurs. Avec deux approches distinctes.

«Création naturelle pour les grands groupes»

Certains groupes – première approche – créent leur propre structure, des incubateurs de marque. «Héberger des start-up dans son propre immeuble, monter des équipes pour l'animation, cela peut couter jusqu'à 250 000 euros par an, note Jean-François Galloüin. Mais pour une question d'image, certaines sociétés sont prêtes à mettre le prix.»

C'est le cas de Microsoft avec Spark. «Nous avons inauguré Spark en mai 2013 à Paris et le 7 novembre à Berlin, dit Jean Ferré, directeur de la division DPE (développeurs plate-forme et écosystème). Il y a aujourd'hui huit structures de ce type dans le monde. Il s'agit d'un accélérateur de start-up, une cinquantaine chaque année, dans lequel les entreprises restent trois mois.» Exemple: UBQT, qui relaie sur les réseaux sociaux les événements ou grandes émissions de télévision. Cette start-up a été fondée par deux anciens du marketing d'E-TF1, qui, note Jean Ferré, «n'avaient pas réussi à le faire dans leur entreprise».

Au menu de Spark: du «mentoring» (soutien) par un entrepreneur ayant réussi, des «master class» (cours magistraux), du support technologique (Web, design, mobile). Six salariés de Microsoft s'y consacrent à temps plein. «La création d'incubateurs pour les grands groupes est naturelle, car le marché bouge très vite. C'est même fondamental pour ne pas rater d'opportunités, note Jean Ferré. Il serait impossible pour des groupes de tester en trois mois s'il y a un “business” ou pas.»

Orange dispose également de son propre incubateur, ou plutôt son accélérateur de start-up: Orange Fab. Le premier a ouvert dans la Silicon Valley ce printemps, deux autres viennent d'être lancés en France et au Japon. Dans l'Hexagone, Orange accueillera, en février 2014, une première promotion de 4 à 6 start-up au sein de son technocentre, à Châtillon (Hauts-de-Seine). Est prévu un accompagnement de trois mois, avec une mise à disposition d'espaces de travail, et du mentorat d'entrepreneurs, ingénieurs et designers d'Orange.

Le groupe a pris une petite part au capital des premières start-up «accélérées» à San Francisco. «Mais, à l'avenir, on ne le fera sans doute plus, estime Luc Bretones, directeur exécutif en charge du technocentre et d'Orange Vallée. Notre véritable objectif est d'intégrer leurs innovations aux nôtres ou d'accélérer la commercialisation de leurs nouveautés.» Dans la même logique, Orange avait créé en mars 2012 un fonds commun d'investissement dans les start-up avec Publicis.

Parmi ceux qui développent un incubateur figurent des médias. Ainsi, depuis mi-2012, le groupe Express-Roularta s'est doté d'un fonds, L'Express Ventures, qui vise à soutenir quatre à six start-up par an. Mais plutôt que de les héberger ou de les financer, il recourt au «media for equity», en offrant de l'espace publicitaire contre une part minoritaire au capital (lire l'encadré). «Cela nous apporte une image, des rencontres avec les Net-entrepreneurs, une vision du marché, explique Sophie de Beaudéan, directrice financière d'Express-Roularta. Ainsi que de nouveaux services pour les lecteurs: «On cherche une cohérence éditoriale et de cible entre les services des start-up et nos titres, comme entre le site de location meublées ou de courte durée Morning Croissan et Mieux vivre votre argent», poursuit-elle.

De même, le groupe Schibsted (20 Minutes, Leboncoin.fr) a créé Schibsted Growth, une structure d'investissements dans les start-up, qui vient d'apporter 5 millions d'euros à Prêt d'union (prêts entre particuliers). «On investit pour créer une synergie entre ces services innovants et Leboncoin.fr», précise Marie Desbans, «investment manager». Enfin, le Club Galilée, think tank autour de l'audiovisuel, va initier son propre incubateur, La fabrique des formats, au printemps 2014. «Il s'agira de financer des services ou projets de formats audiovisuels innovants, alors que la R&D sur le sujet manque en France», souligne Philippe Chazal, président du Club Galilée.

Eclosions parisiennes

A l'inverse de groupes qui créent leur propre structure, d'autres – c'est la deuxième façon d'approcher le sujet de l'incubation – font le choix de s'appuyer sur des structures existantes, par exemple des incubateurs publics ou d'écoles (Essec, HEC…). «Au sein de Paris incubateurs, nous accompagnons 200 start-up dans 6 sites différents, dont les incubateurs de Renault sur la mobilité connectée et du groupe SOS portant sur les technologies ayant un impact social, précise Jean-François Gallouin, de Paris Région Lab. Il y a également des incubateurs multicorporate, tel “Welcome City Lab” autour du tourisme, avec Galeries Lafayette, Amadeus, Skyboard, Aéroports de Paris et Sodexo Prestige.»

Le groupe JCDecaux a aussi choisi un partenariat avec Paris incubateurs. «Nous avons lancé un appel à candidatures autour du thème “ville et mobilier connecté”, détaille Albert Asseraf, directeur général stratégie, études et marketing. Trois start-up sont retenues: Park 24, solutions de parking intelligent, Aérys, connectivité intelligente dans le domaine d'Internet des objets, et Tellmeplus, bons plans de proximité.» Les trois sont hébergées depuis juin dans un incubateur parisien et bénéficient de l'assistance de JCDecaux sur des aspects ressources humaines, juridiques, financiers… «Park24 a remporté l'appel d'offres pour développer notre propre solution de parking intelligent à Plaisir, dans les Yvelines», note Albert Asseraf.

D'autres incubateurs extérieurs sont de capitaux privés. C'est le cas du tout nouveau Numa («Grand lieu de l'innovation et du numérique de Paris»), qui a ouvert ses portes jeudi 14 novembre rue du Caire, dans le IIe arrondissement parisien. Il comprend des espaces de «coworking» payants (de 24 heures à trois mois), un café coworking gratuit, un espace «accélérateur» pouvant accueillir une douzaine de start-up… Google, Orange et BNP Paribas apportent 30% du budget de fonctionnement de cette structure, soit, précise Marie-Vorgan Le Barzic, déléguée générale Silicon Sentier, «300 000 euros par an chacun, pendant trois ans». Le géant américain a financé un studio vidéo qui permet des connexions avec le monde entier. Orange, qui a équipé l'ensemble en fibre, a financé une «creativity room» de 25m². BNP Paribas participe au financement par mécénat de compétences. Autre marque présente au Numa, la SNCF y inaugure le premier «data shaker», un espace au sein duquel les entreprises pourront travailler pendant six mois sur de nouveaux services s'appuyant sur l'exploitation de leurs données.

Les marques seront aussi au premier plan dans le plus gros projet d'incubateur parisien, 1 000 Start-up, qui verra le jour en 2017 dans les quelque 30 000 m² de la Halle Freyssinet, dans le XIIIe arrondissement. Ce projet, d‘un budget global de 150 millions d'euros, est financé à 90% par Xavier Niel, PDG du groupe Iliad.

Mais tout n'est pas forcément rose au royaume des start-up. «A force de présenter l'incubation comme l'alpha et l'omega de la création d'entreprise et de l'innovation, tout le monde en fait, souligne Frédéric Iselin, directeur du centre d'entrepreneuriat d'HEC. Cela crée une sorte de bulle et comme il n'y a pas suffisamment de professionnels capables d'accompagner les start-up, cela risque de provoquer in fine beaucoup de déceptions.»

 

Encadré

De l'espace contre du capital

Prendre une part du capital d'une start-up en échange d'espaces publicitaires, tel est le principe du «media for equity». Le groupe M6 l'a pratiqué avec Monalbumphoto.fr. L'Express Ventures (Express-Roularta) soutient Kitchen Trotter (découverte gastronomique), Morning Croissant (location d'appartements), et Immo Inverse (immobilier). Il a également sélectionné La Belle Assiette à l'issue d'un concours organisé avec Full Booster, incubateur de l'agence Fullsix, qui lui offre une campagne de communication. 5M Ventures, qui accueille des investisseurs comme Clear Channel et 20 Minutes, a investi dans Youboox, «You Tube» de livres, et le service d'emploi Jobaroundme.

 

Encadré

Startup Project, saison 2

L'AACC Cap Digital Startup Project, un programme porté par l'Association des agences-conseils en communication et Cap Digital, vient d'accueillir sa seconde promotion. Vingt-cinq start-up ont été retenues parmi les 95 candidatures. Suite à des rencontres avec les dix-sept agences participantes, treize couples agence/start-up se sont formés. Par exemple, le groupe Australie va accompagner la start-up Clameurs, à l'origine d'un média audio géolocalisé et participatif. Clameurs bénéficiera durant neuf mois d'un mentoring, de formations via l'AACC, de l'intégration du projet à des propositions commerciales de lʼagence et éventuellement d'un hébergement de l'équipe.

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