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La presse se fait l’écho d’un boom entrepreneurial en Afrique. Une Silicon Valley, et tout particulièrement dans le digital. Effet d’optique dû à l’éloignement géographique ou phénomène constaté ? La réalité sur le terrain est nuancée.

L'année 2020 a été décrétée année de l’Afrique par Emmanuel Macron. Le continent semble polariser toutes les attentions. Mais est-ce vraiment l’eldorado promis ? Anglophones et francophones, ces 54 pays constituent-ils vraiment « un start-up continent », comme l’affirme Delphine Remy-Boutang, initiatrice des « chemises blanches », qui a mis en avant treize femmes startuppeuses dans Challenges en 2017 ? En ce qui la concerne, cette « serial » entrepreneuse a clairement fait le choix de l’Afrique. Pour preuve, elle a organisé à Dakar (Sénégal), en juin dernier, la première Journée de la femme digitale (JFD) – une déclinaison de ce qu’elle a créé en France en 2013 –, qui a réuni 700 participants. Un JFD club verra le jour au Gabon, à Libreville, dans les semaines à venir. 

« On compte plus de 7 000 start-up en Afrique, avance Bakary Traoré, économiste spécialisé auprès de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont la moitié nées il y a moins de six ans. Le continent africain est le plus entrepreneurial du monde. 22 % de la population en âge de travailler veut se lancer ». Les femmes sont au premier plan. Elles représentent 27 % des entrepreneurs. « C’est le plus fort taux du monde, aime à le rappeler Delphine Remy-Boutang. C’est mieux qu’en France (10 %). »

Des start-up de subsistance

Ils se prénomment Darwin, Helton, Eddie Michel et Kevin. Moyenne d’âge à eux quatre : 23 ans. Leur histoire entrepreneuriale est née dans les couloirs de leur lycée de Lomé (Togo). Du club un peu Géo Trouvetout de la classe de première est née, il y a quatre ans, leur start-up, Dashmake. « Les rues ne comportent pas d’adresses ici, explique Darwin Yawovi, l’un des quatre cofondateurs. Les secours n’arrivent pas à localiser les blessés, ceux qui ont besoin d’une prise en charge. D’où l’intérêt d’un système de géolocalisation, couplé à une plateforme de communication. Plus de 1 000 vies ont ainsi déjà été sauvées. » Leur création convainc, au point de rafler quelque 30 000 dollars dans différents concours d’innovation en Afrique. Mais difficile pour ce quatuor d’aller plus loin, et notamment de développer leur carnet de santé numérique. « Le Togo est un petit pays francophone, dans lequel on ne bénéficie pas de l’accompagnement du système bancaire, déplore Darwin Yawovi. La société nous dissuade de prendre des risques. » L’accès au financement constitue un vrai frein au développement entrepreneurial. C’est même – selon l’OCDE – le premier (pour 19 % des entrepreneurs africains) devant les délestages électriques (15 %) ou encore l’instabilité politique (12 %).  

« Le monde entrepreneurial africain bouge, mais pas comme les médias occidentaux aiment à le présenter, avec de belles histoires à raconter, souligne Christian Jekinnou, expert en entrepreneuriat innovant en Afrique à la tête d’Afric’Innov, un programme de soutien à une soixantaine d’incubateurs locaux. Beaucoup fantasment. Souvent, ce sont des entreprises de subsistance, faute de trouver un emploi, plus que des start-up de croissance. »  Elles naissent pour répondre à des besoins fondamentaux. Par exemple, payer sans carte bancaire. C’est ainsi que le paiement mobile a émergé au Kenya. 

Samir Abdelakrim a passé à la moulinette de ses questions plus de 400 startuppers africains pendant trois ans. Il connaît bien le terrain. Le créateur de l’Emerging Valley (1) a pour objectif de créer des ponts entre les écosystèmes digitaux de l’Europe et de l’Afrique. « Jusqu’en 2015, à défaut d’investisseurs, la love money (le financement par les proches) a soutenu les start-up, indique-t-il. Les business angels n’existaient pas. Idem pour les fonds de capital-risque, spécialisés dans les start-up liées aux nouvelles technologies ou la biotechnologie. » Mais un virage s’est amorcé. « De 150 millions d’euros, les fonds levés sont évalués aujourd’hui à un milliard d’euros pour tout le continent », poursuit Samir Abdelkrim. Soit cinq fois moins que pour la (seule) France ! 

« La France a fait des effets d’annonce »  

« Les investisseurs qui ont les moyens misent plus sur les infrastructures ou le retail, car moins risqués. L’intérêt des fonds internationaux en est au tout début. La France a fait des effets d’annonce, avec 70 millions d’euros. Ce n’est quasiment rien. On laisse ainsi le champ aux Chinois ou aux Américains, plus pragmatiques », estime Christophe Viarnaud, patron de Methys, société qui aide les entreprises, petites et grandes, à se digitaliser. Et les structures d’accompagnement éclosent. De moins de dix, elles sont désormais 600, locales, selon La Banque mondiale. Sans compter l’apport de fonds étrangers. 

Créé par Tidjane Deme et Cyril Collon, Partech Africa a levé 125 millions de dollars début 2019, après 57 millions en 2018. « Ce fonds est le premier dédié à une région, souligne Cyril Collon. La croissance africaine est stratosphérique. Là où ça se passe, c’est le même trend qu’en Asie-Pacifique il y a quatre ans. Mais “faire de l’Afrique” à distance est une erreur. Ce continent est tellement divers que celui qui n’a pas le prisme local aura des difficultés à appréhender ce modèle », conclut-il.

Cette poussée entrepreneuriale n’est pas identique partout. Kenya, Rwanda, Sénégal, Tunisie (avec le Startup Act, adopté fin 2017) ou bien encore Maroc (qui prépare aussi une loi sur l’investissement) ont une longueur d’avance. Le Cap, Johannesbourg (Afrique du Sud), Nairobi (Kenya), Le Caire (Égypte), Lagos (Nigéria) sont des villes motrices. Au total, 50 agglomérations concentrent la moitié des start-up africaines. La croissance la plus forte est enregistrée en Afrique subsaharienne. Et ce n’est pas tout. « Facebook perd des parts de marché en Occident, souligne Samir Abdelkrim. Cette société a besoin de se développer massivement en Afrique pour demeurer le premier réseau social mondial. L’Afrique devient stratégique. Elle est perçue aujourd’hui comme une locomotive. » 

Avis d'expert

«Les investisseurs tardent à venir »

Roulfath Adjao, responsable de Lifi-Led, société spécialisée dans énergies renouvelables et la connectivité en zones rurales

« Pour le développement de Lifi-Led, 800 000 dollars de fonds propres ont été investis. Comme l’accès aux financements reste très limité, le fondateur, Ange-Frédérick Balma, a revendu sept de ses huit agences de voyages. C’est un serial entrepreneur. C’était le seul moyen. Beaucoup de jeunes veulent changer les choses, mais cela reste complexe, tant pour trouver les ressources financières qu’humaines. Maroc, Tunisie, France et même Singapour… Lifi-Led était présent. Les salons à l’étranger sont un passage obligé pour gagner en visibilité, décrocher des prix et espérer des financements. En dépit de ce qu’on peut lire, les investisseurs tardent à venir, malheureusement. Sans doute n’ont-ils pas assez confiance. On les attend avec impatience. »

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