Ressources humaines
Exercice de saison, l’entretien annuel d’évaluation génère de plus en plus critiques et interrogations. Au point de risquer de passer à la trappe ? ou d’être revisité ? En tout cas, le sujet fait causer.

L’entretien annuel d’évaluation ? Brigitte Schifano se souvient de l’avoir mis en place il y a à peine dix ans, à son arrivée chez AramisAuto, numéro un français des ventes de voitures en ligne. « À la même date pour tous les collaborateurs, précise la directrice des ressources humaines, avec au programme les rubriques classiques que sont les compétences, les performances, les projections à court et moyen termes, le besoin en formations… » Un rituel auquel échappent peu de salariés français depuis une quinzaine d’années. « L’entretien annuel est devenu obligatoire dans la vie des entreprises, mais pas par la loi, rappelle Antoine Mesnard, fondateur de Recrutimmo, leader de l’emploi dans l’immobilier. En revanche, le top management en a fait un rendez-vous incontournable. »



« Pensum »

Patron-fondateur de Braaxe, agence de publicité digitale, Julien Casiro ne cache pourtant pas son aversion pour cet exercice de style. « Ancré dans la culture française, reconnaît-il, il est assez absurde. Comment peut-on attendre un an pour voir ses collaborateurs, surtout dans un monde qui évolue très vite, avec un turn over dans les entreprises, une tectonique des plaques ? Tout bouge. Et la taille de l’entreprise n’est pas en jeu ici. » Il n’est pas le seul à avoir ce regard critique. Sébastien Biessy, directeur de l’activité talent France du cabinet de conseil Willis Towers Watson, n’hésite pas à utiliser le terme de « pensum ». « Les uns et les autres – salariés et managers – ont du mal à en voir la vraie valeur ajoutée, constate-t-il. Cette pratique fait regarder dans le rétroviseur, mais pas dans le pare-brise. Or, pour bien conduire, les deux sont nécessaires. »

« Souvent, les collaborateurs arrivent avec des pieds de plomb, commente encore Antoine Mesnard, quand les managers se demandent, eux, ce qu’ils vont bien pouvoir leur raconter. » Perception largement confirmée par différentes études macroéconomiques. Ainsi, selon un document de Deloitte (1) publié en décembre 2017, le process d’évaluation contribue pour 40 % des salariés à la perte de sens actuellement ressentie. Même constat pour BVA Group dans un sondage réalisé au printemps 2019 : seulement 40 % des salariés se déclarent satisfaits de leurs évaluations annuelles. « L’exercice est à bout de souffle, analyse Anaïs Georgelin, dirigeante-fondatrice de SomanyWays, cabinet spécialisé dans l’accompagnement des individus en transition et des organisations en transformation. Les managers sont éculés, à devoir enchaîner deux à trois semaines non-stop d’entretiens de performance, sans toujours avoir en main les leviers de reconnaissance. »

Mazars a sauté le pas il y a un peu plus de deux ans. Exit l’entretien annuel d’évaluation. « Comme on est dans une culture de l’immédiateté, avec le syndrome TripAdvisor, l’évaluation perdure avec une revue de la performance et des feed-back permanents », explique Marine Galea, responsable développement des talents du cabinet d’audit, de conseil et de services aux entreprises. Échange continu pour tous, voilà l’actuel mot d’ordre de la sphère RH. Des juniors aux associés, tous les salariés de Mazars sont mis au parfum avec une formation de deux heures. « Ce n’est pas inné, commente Marine Galea. Infuser cette culture est un travail de longue haleine. Notre entreprise est toujours en phase d’évangélisation. Les “early adopters” (les premiers à s’y être collés) constituent des ambassadeurs indispensables pour que la greffe prenne. Un des arguments : avec une réaction à chaud, juste après un évènement, la présentation d’un livrable, par exemple, cette pratique est synonyme de gain de temps. Vingt minutes sont nécessaires pour faire état de l’observation, analyser les conséquences et apporter une suggestion. » Pour rappel, un entretien annuel d’évaluation requiert grosso modo une heure en face-à-face, précédée d’une heure de préparation.



Démultiplication

« L’entretien n’est pas mort, commente toutefois Sébastien Biessy, mais une vraie transformation s’opère pour le rendre plus agile. » Mieux, il se démultiplie. Mensuel chez AramisAuto, hebdomadaire chez Thalès, trimestriel chez Braaxe… la périodicité varie, tout dépend du secteur et de la culture d’entreprise. Le format aussi ! En face à face ou en visioconférence, dématérialisé, anonyme ou pas, dans un lieu informel ou pas… ADP, groupe mondial de solutions de gestion du capital humain, a lancé en novembre 2018, pour ses salariés américains, un produit baptisé « Stand Out » (se démarquer) qui promeut l’entretien hebdomadaire. Brésil et Italie le commercialisent déjà. « La rétention des collaborateurs a augmenté depuis de 18 % au sein de nos équipes aux USA, rapporte Élodie Gourmellet, directrice des ressources humaines d’ADP France. La performance de chacun des collaborateurs a progressé également. Je n’avais pas imaginé que l’impact positif serait de cette ampleur, sur ce petit laps de temps. Le bilan est clair : l’engagement pulse ! On est plus performant à courir 52 sprints qu’un seul marathon. » Dans les résolutions 2020 de la DRH d’ADP France devrait figurer la mise en place de Stand Out.

Cet art de la conversation professionnelle moins formalisée est plus en phase avec les attentes de la génération Y ou Z. L’entretien d’évaluation ainsi lifté devient l’un des outils de la marque employeur. « Le secteur de la communication et de la publicité s’appuie sur des talents, commente Emmanuelle Comte, chargée RH au sein de We Are Social. C’est l’un des moyens de les valoriser. Et de mieux coller à cette image en pleine évolution du manager, passé en quelques années de chef à leader, puis à coach. »

Avis d’expert

« Onze types d’entretien possibles »

Me Jacques Perotto, avocat au barreau de Paris

Avocat spécialisé en droit du travail et droit social au barreau de Paris, à la tête de la société Alérion, Jacques Perotto a fait les comptes. Le code du travail recense au moins onze occasions pour un manager de s’entretenir avec ses collaborateurs. S’il est le plus utilisé, l’entretien annuel d’évaluation n’est pourtant pas imposé. « De retour de congés maladie, suite à la mise en place d’un télétravail pour bien mesurer la charge de travail, après un congé maternité pour faire un point sur son retour à l’emploi, en cas de licenciement, au moment de l’embauche pour donner des informations ou concernant le représentant du personnel… Onze entretiens possibles à minima, dont le dernier en date est l’entretien professionnel, créé en 2014, obligatoire -celui-là- tous les deux ans. Si l’entretien annuel d’évaluation reste facultatif, la jurisprudence est venue réglementer les conditions de son application. Il s’effectue sans pression psychologique, sans intimidation, avec une traçabilité. »

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