Métiers
Les femmes et les hommes du discours dans l’entreprise ont désormais leur guilde pour se fédérer et bénéficier du bouche-à-oreille de leurs pairs. Focus sur une profession consensuelle qui fait couler de l’encre.

On les appelle les « speechwriters » dans le monde anglo-saxon, où ils disposent d’une association connue et reconnue. En France, signe de la prééminence de l’écrit, ces hommes et ces femmes de l’ombre sont appelées des « plumes ». Elles viennent de se regrouper en « guilde » sous la présidence d’Anne Pédron-Moinard, une agrégée d’histoire qui a œuvré en tant que « conseillère discours » auprès de la maire de Nantes, Johanna Rolland. En tout, une centaine de plumes ont vocation à se retrouver régulièrement, comme ce 29 novembre, au Conseil régional d’Île-de-France. Elles disposent d’un site, www.laguildedesplumes.com, et bien sûr de comptes sur les réseaux sociaux, où 350 personnes suivent leurs activités.
À la différence du speechwriter, qui est un gage de notoriété chez les patrons anglo-saxons, la plume à la française vit plutôt cachée derrière le discours de son maître. Une sorte d’auteur honteux dans une tradition littéraire où un haut dirigeant – comme un élu d’importance – doit nécessairement tenir lui-même la plume. « Mais les choses changent, constate Anne Pédron-Moinard, on voit arriver une nouvelle génération fière de vous présenter sa plume. Il faut dire que nous sommes les seuls à avoir “the bigger picture”. J’ai moi-même appris des choses aux conseillers techniques. »
Seulement, encore faut-il être proche du big boss. Et là, c’est souvent compliqué : il a son agenda, son directeur de cabinet, ses collaborateurs réguliers... L’homme ou la femme des discours passe après. « La difficulté, c’est d’être dans la même temporalité que l’élu ou le dirigeant, ajoute la présidente de la Guilde. L’orateur demande de la rapidité, de l’efficacité. La plume, elle, a envie de lenteur ou en tout cas d’échange. Mais elle est confrontée à l’urgence et, comme elle n’est pas toujours au comité de direction ou dans les instances stratégiques, elle n’a pas toujours la vision d’ensemble sur la façon dont les choses ont été pensées. » 

« Éponge émotionnelle »

Vient ensuite la question : qu’écrire ? « La période des vœux en janvier est la plus terrible, sourit Frédéric Vallois, speechwriter et directeur de la communication interne de Vivendi. Il faut renouveler le genre sans trop le renouveler. » D’autant que l’orateur a ses humeurs, ou tout au moins un état d’esprit. Pas toujours facile de se mettre au diapason. Hors de question d’avoir un style tranché, abrasif, qui amène du dissensus, et en même temps tout faire pour ne « ne pas céder à la novlangue inodore et sans saveur qui sévit indistinctement dans les milieux économiques », comme il dit.
Le mieux pour cette « éponge émotionnelle » qu’est la plume, est donc d’écrire ce qu’on ressent en fonction de sa compréhension d’une situation. « Il y a des jours où l’on écrit très vite et très bien et d’autres où il n’y a rien, poursuit la plume d’Arnaud de Puyfontaine à Vivendi. Il y a une grande variation. La commande des principaux intéressés est souvent floue. À nous de la reconstituer en fonction de ce qu’on sait d’eux. » Pour Anne Pédron-Moinard, c’est tout l’intérêt de passer du temps autour de la machine à café, de déployer des qualités d’observation pour choisir les bons mots, les bons fils du récit. Être plume, c’est aussi aimer passer du temps dans l’encrier, s’imbiber des mots des autres.
Un discours sur la femme, le digital, l’écologie ou la responsabilité sociétale risque de sonner creux même si son auteur est normalien en cabinet ministériel ou diplômé de Sciences Po dans l’entreprise. D’où l’importance pour la plume de se nourrir de livres, d’articles mais aussi de rencontres…. De créer du consensus dans l’harmonie et dans le nuancier de couleurs. Frédéric Vallois recommande même de savoir se taire, quand le silence renforce un storytelling.

Attention au changement de patron

Mais la vie de l’entreprise est rythmée par des temps forts comme le rapport annuel, l’assemblée générale ou les conférences. La plupart des patrons du CAC ont leur plume pour répondre à des exigences de prise de parole. Le plus souvent, ces speechwriters sont rattachés à la direction de la communication mais il arrive qu’ils dépendent de la stratégie, des affaires publiques ou directement de la présidence. En ce cas, gare au changement de boss. Dans les pays scandinaves, les gens du discours gouvernemental sont des fonctionnaires. Ce n’est pas le cas en France dans les cabinets comme dans les entreprises. Quoique, comme la plume de Vivendi, on puisse survivre à un changement de patron. Il suffit que la greffe prenne. Mais l’homme passé par les cabinets de Valérie Pécresse, François Baroin ou Luc Chatel conseille de trouver sa légitimité en rejoignant les rangs des communicants. 

Créative, aimant le monde des idées, la plume n’a aucune peine à renouveler sa gamme d’expression sur les divers supports. « Elle a la capacité de construire une argumentation et d’être en résonnance avec la raison d’être, de raconter le sens de l’entreprise, soutient Anne Pédron-Moinard. Et après tout, sur Instagram, ce sont encore des « stories ». Si elle a de l’entregent, elle fera vite comprendre aux autres cadres son utilité, bref qu’elle n’est pas « un poète égaré dans le secteur marchand ». Au fond, le principal ennemi du faiseur de discours est sans doute lui-même. Difficile de rester plume à vie sans vouloir jouer au conseiller du prince. Ou risquer l’épuisement.  

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