Ressources humaines
NPAI – n’habite plus à l’adresse indiquée. Ce jargon de La Poste est à la mode en cet été 2020. Au sortir du confinement, et dans un contexte sanitaire incertain, la généralisation du télétravail est telle que certains dirigeants abandonnent leurs locaux. Un choix à bien peser.

Début août, Emilie Legoff a sauté le pas. PDG de Troops, spécialisée dans la digitalisation des RH, cette entrepreneure volubile a rendu les clés de ses beaux locaux - 300 m² - très bien situés, place Bellecour à Lyon. Elle a adopté le « full remote » (à traduire par le 100 % télétravail) pour ses 47 collaborateurs. « Avec des secteurs en tension côté recrutement, les entreprises avaient, jusque-là, tendance à choisir de chouettes locaux pour attirer les collaborateurs, analyse celle qui vient d’être élue à la tête de la French tech one Lyon-Saint-Etienne. Mais, à 10 000 euros le loyer mensuel, ça faisait cher pour des bureaux qui tournaient à vide, quasiment. Surtout qu’à distance, la productivité a cru de 15 %. »

Abandon des bureaux

De quelques-unes en juin, les annonces de cession des locaux se multiplient dans le réseau professionnel d’Emilie Legoff. « Le phénomène s’est accéléré au cœur de l’été, commente-t-elle. Les entreprises ont pris le temps de mûrir leur réflexion, Aujourd’hui, 20 % des start-up de la french tech rhônalpine lâchent leurs bureaux. Une tendance que l'on peut observer aussi à Paris et à Bordeaux. »  

Mot d’ordre pour la rentrée : télétravail pour tous et tout le temps ? « Le virage est plus facile à prendre pour les entreprises de la tech, constate encore Emilie Legoff. Ce sera plus long pour les entreprises traditionnelles ». Déjà adepte du travail à distance pour les postes tertiaires, à raison de deux jours par semaine, Renault plancherait ainsi sur la réduction de mètres carrés. Idem pour Moneytag, agence de monétisation digitale. De son côté, l’Institut Sapiens, centre de réflexion sur les grands enjeux économiques contemporains, a décidé de quitter définitivement le boulevard Raspail dans le 6e arrondissement de Paris. De là à imaginer faire des « remote companies » un modèle d’organisation pour les années à venir ? 

Les économies à réaliser sur les espaces de bureaux plaident en ce sens. Avec un prix moyen du mètre carré des actifs de bureaux en Île-de-France de 323 euros, autour des 900 euros dans le quartier des affaires (chiffres CBRE), le budget dédié aux locaux professionnels constitue le deuxième coût pour l’entreprise, derrière la masse salariale – au troisième rang dans l’industrie. « Le gain immédiat saute aux yeux, souligne Paul Courtaud, le jeune directeur général de Neobrain de 24 ans - qui a réussi une levée de fonds de 3 millions d’euros en mai dernier - mais les taxes foncière et d’habitation, le prorata du loyer des collaborateurs, la location d’un espace de coworking, les frais d’installation d’un matériel au domicile des salariés… sont autant de paramètres qui doivent aussi entrer en ligne de compte. Il n'y a qu’à se reporter aux articles L4122-2, L 1222-11 ou L1222-9 du code du travail… Le fonds d’investissement qui nous soutient a demandé de les intégrer dans la simulation. » 

Emilie Legoff a fait ses comptes. Sur les 10 000 euros de loyer économisés par mois, 4 000 euros vont être affectés à ces différents postes. « Où placer le curseur ? Les entreprises se posent actuellement des questions, souligne Grégoire de la Ferté, directeur général adjoint bureaux Île-de-France chez CBRE. De quelle surface ont-elles besoin ? Réaliser une économie sur la surface de bureaux de plus de 15 % n’est pas réalisable. Trop brusque, l’évolution provoquerait alors une réelle désorganisation. Ce qui est gagné en poste de travail, il faut le réallouer à l’espace collaboratif. »

« Vieux fantasme patronal »

540 000 m² en Île-de-France, pas moins d’un million dans toute la France… le concept du coworking s’est imposé en quinze ans. La crise sanitaire pourrait encore renforcer la tendance. Une autre formule se fait jour : la « sous-location ». « Le besoin de rentabiliser les espaces est perceptible, détaille Chloé Bonnefous, responsable commerciale pour Bureaux à partager, site pour trouver des locaux partout en France, aussi pourquoi ne pas chercher des locataires. Du gagnant-gagnant. Les prix en colocation sont 30 % inférieurs au coworking. » 

Faut-il alors généraliser « ce vieux fantasme patronal » de l'entreprise sans locaux, selon les termes de Jean Pralong, professeur en ressources humaines, titulaire de la chaire Compétences, employabilité et décision RH à l’EM Normandie ? « Le raisonnement ne devrait pas être qu’économique, mais culturel, rappelle Sébastien Biessy, directeur de l’activité talent chez Gras Savoye WTW, cabinet conseil spécialisé dans la gestion des risques. Pour quelles raisons fait-on venir un collaborateur en entreprise, interroge-t-il. Pour apprendre des uns des autres, notamment. » La question de la transmission inquiète nombre d’interlocuteurs. Déjà chahuté, l’apprentissage pourrait en faire les frais. Difficile d'imaginer un mentorat par la seule visioconférence. Et la vie sociale ? L’entreprise virtuelle ne conduit-elle pas à une mondialisation du marché de l’emploi ? À un dumping social ? Ce qui se fait à distance n'a, par définition, pas de frontière. « Solution à la crise sanitaire, ponctue Olivier Staebler, head of design d’Ippon technologies, société de conseil dans le domaine des systèmes d’information, le télétravail n’est pas la solution à tout. Mais, à toute chose malheur est bon. La crise est moteur : on se pose des questions qui étaient enterrées avant. » L'avenir est sans doute au mixage des solutions.

« Une transformation sociétale »

Trois questions à Rémi Calvayrac, head of workplace & design chez JLL, spécialiste du conseil en immobilier d’entreprise.



Que sera le bureau de demain ?

Aujourd’hui, deux tiers des surfaces de bureaux sont dédiés à des postes de travail – souvent des open spaces -, le tiers restant voué à des espaces collaboratifs. Demain, le rapport sera inversé, avec respectivement 30 % et 70 %. Mais le raisonnement purement comptable selon lequel 50 % de télétravail rendrait nécessaire moitié moins de mètres carrés est à bannir. Par ailleurs, le modèle du bureau individuel a vécu. 15 m² par collaborateur, ça n’a plus de sens. L’économie du partage va prendre le relai. Avec un taux d’occupation des bureaux qui va s’effondrer, la question sera : comment les mutualiser ? Mais l’évolution ne s’opérera pas en un claquement de doigts. L’immobilier s’inscrit dans un temps long. 



Avec une hyper connexion renforcée ?

On n’aurait pas pu vivre cette crise et être efficace, il y a dix ans. D’après notre étude d’avril dernier, 78% des entreprises désignent le niveau d’équipement IT comme élément décisif de la bonne gestion de la crise. La connexion « sans couture » avec le bureau est l’une des conditions de la réussite du télétravail à grande échelle. Déjà, des algorithmes permettent de calculer le taux de présence, d’adapter les aménagements…



Est-ce la fin de l’hyperconcentration de bureaux à Paris et alentour ?

Les cadres de l’Île-de-France aspirent à une vie champêtre. On va décentraliser les mètres carrés de bureau pour les rapprocher des bassins de vie. Un campus de 90 000 m² a-t-il encore du sens aujourd’hui ? Bureaux, commerces, vie… De mixité, il sera aussi question. De réversibilité, également, ou bien encore de flexibilité. L’évolution de l’immobilier s’accompagnera d’une transformation sociétale.

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