Ressources humaines
Après la grande distribution, le phygital gagne la sphère des ressources humaines. La mixité des modes de travail – en présence et à distance - a de quoi désarçonner nombre de managers. Boîte à outils pour opérer le virage.

Le 100 % télétravail pour tous (au moins dans le tertiaire) a vécu. C’était le temps du confinement. Avec la rentrée, l’heure est à l’hybridation des modes d’organisation du travail. Pour preuve, chez Yubo, réseau social fort de plus de 35 millions d’utilisateurs dans le monde, « pas plus d’un tiers des effectifs peuvent se regrouper dans les locaux de Paris, explique Marc-Antoine Durand, directeur des opérations, les autres sont en télétravail, avec un système de roulement planifié. » Tantôt l’une, tantôt l’autre modalité. Autre univers, même tendance pour toutes les fonctions support de l’entreprise, avec Manutan. Seul 50 % des salariés de ce pro du B to B doivent se trouver dans les locaux de Gonesse.

Points de vigilance

Chez ADP, spécialiste de l’externalisation des services paie et RH, le seuil est fixé à 10 % sur le site de Rouen. Charles-Henri Besseyre des Horts, professeur émérite au département management et ressources humaines à HEC parle de « stratégie phygitale appliquée aux ressources humaines ». Nicolas Pette, associé chez Oliver Wyman, cabinet de conseils pour dirigeants, lui préfère le terme d’omnicanalité. La réalité de terrain : les salariés « switchent » les lieux de travail. « Voir aujourd’hui des entreprises qui n’abordent la question que sous l’aspect logistique m’effraie, souligne encore Nicolas Pette. Ce n’est qu’un élément du puzzle. Le bazar va l’emporter. » Plusieurs points de vigilance à passer en revue, « pour éviter de tomber dans la schizophrénie, même s’il n’y a pas de réponse unique », comme le fait remarquer Laurent Termignon, senior directeur talent chez Willis Towers Watson, cabinet dédié à la problématique des risques dans l’entreprise.

Les silos isolent. La mixité des modes de travail n’est pas une nouveauté chez ADP. Avec près de dix ans de pratique, on peut parler de culture d’entreprise, sans en galvauder le terme. Directrice des ressources humaines d’ADP, Elodie Gourmellet pointe le « risque de perdre en communication inter-équipes, entre des métiers différents, entre deux business units ». Elle l’a constaté. Le lien au sein de la société est de toutes les discussions entre managers. Une obsession. « Qu’est-ce que "faire société" ? Qu’est-ce que "faire collectif" ? Comment je fais coopérer, interroge encore Nicolas Pette. À défaut, une rupture va se produire. Les entreprises vont être vécues comme à plusieurs vitesses, de quoi les abîmer. »

Sondage anonyme

La transparence est une pièce maîtresse de cette organisation managériale omnicanale, digitale et présentielle. Ce que l’on apprenait à la machine à café doit se diffuser à l’ensemble des collaborateurs, présents ou pas. « Si l’information doit être complète, elle ne doit pas être intrusive, note Jérôme Armbruster, président de Hellowork, mais se faire à petites touches, pointilliste ou impressionniste. Où comment trouver le bon dosage. » Un sondage anonyme sur la perception des relations au manager, comme chez Willis Towers Watson, avec des résultats connus quasiment en temps réel. « L’intelligence artificielle peut agréger aujourd’hui les réponses apportées à des questions ouvertes », commente Laurent Termignon.

Redorer le présentiel. Un paradoxe de plus ? Quand le terme de télétravail est dans toutes les bouches, le lieu de travail physique doit être au centre des préoccupations. « Opposer télétravail et présentiel n’est pas la voie à suivre, souligne Pierre-Olivier Brial, directeur général délégué de Manutan, société spécialisée dans l’équipement industriel. Le distanciel ne doit pas être présenté comme un avantage. Notre objectif est de faciliter la vie des collaborateurs sur le lieu de travail, quel qu’il soit. On ne peut pas avoir parlé des héros du quotidien sans travailler la qualité des entrepôts. À défaut, le risque de fracture existe. » Cols blancs versus cols bleus, une vieille antienne qui pourrait reprendre du service. Aussi, avec un entrepôt de 42 000 m², un autre en construction, et 13 000 m² de bureaux, Pierre-Olivier Brial veille-t-il à accorder la même qualité d’environnement à tous, jusqu’aux éléments graphiques. « On aura intérêt à sublimer le présentiel », résume Dominique Lemaire, directeur national de l’Ifag.

Définir une feuille claire

Une mission claire. Qui achète ? Qui réceptionne ? Qui installe ? Pour Franck Dunière, cofondateur de IPLine, société lyonnaise spécialisée dans la sécurité des données, « définir une feuille très claire pour chacun des collaborateurs est essentielle. La mixité peut induire de l’incompréhension. Alors, le moteur n’est pas bien allumé, et l’entreprise ne se met pas en branle. » Plus les objectifs sont clairs, plus les résultats seront au rendez-vous. « Un cadre fixé, structuré, rassure, souligne Pascal Martin, professeur de management à l’ESSCA, business school d’Angers. On grossit le trait dans un premier temps pour apporter de la souplesse ensuite au système. » Le calcul de la performance doit se faire plus court-termiste. Avec des feed-backs plus réguliers. Une option retenue déjà chez ADP, à raison de quatre fois par an. « Comment se rappeler ce qui a été fait il y a un an ? », s’interroge Elodie Gourmellet.

Trois questions à Pierre Blanc-Sahnoun, coach de dirigeants et d’équipes dirigeantes, auteur de Manager, tout un art, Intereditions



Percevez-vous un malaise chez les managers et dirigeants devant cette mixité des modes d’organisation du travail ?

Le confinement a été un traumatisme collectif. Tous les salariés sont déboussolés. Beaucoup sont à la recherche d’un second souffle. Tout ce qui a été fait pour préparer le retour dès le mois de juillet est foutu en l’air, avec la seconde vague ! L’angoisse est palpable. Les managers sont pris entre deux feux, à savoir faire du business et les objectifs humains. Ils se sentent écartelés.

Cette période signe-t-elle la mort de la qualité de vie au travail (QVT) ?

Pas du tout. La vraie QVT va démarrer. Les entreprises qui ont fait semblant jusque-là vont devoir s’y mettre. Paradoxalement, le sujet devient beaucoup plus un enjeu avec des salariés à distance. La QVT, ce n’est pas la corbeille à fruits, mais le bon gros sens paysan. Ce qui prime : l’écoute, avec des espaces de parole – pour de vrai. Accepter que les salariés puissent avoir des idées intéressantes. Ce postulat vient tellement heurter les croyances des dirigeants. Qualité de vie au travail (QVT), responsabilités sociétale de l'entreprise (RSE) ou risques psychosociaux (RPS), les entreprises ont du retard.

Constatez-vous une augmentation de la demande des entreprises pour mettre en place la QVT ?

Pas en tant que telle. Les questionnements du moment : mes salariés ne veulent plus revenir dans l’entreprise. Que faire ? Les dirigeants ne le savent pas, mais c’est une problématique qui entre pleinement dans le cadre de la QVT. C’est même symptomatique de l’absence de QVT au sein de leur société. Il va y avoir une nouvelle qualité de vie dans les entreprises. Cette crise les force à redéfinir la relation au management.

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