Stratégies Les 50
Transformation digitale et crise sanitaire ont intensifié les contraintes auxquelles sont soumises les entreprises, créant de nouveaux cycles de gestion aux temporalités parfois incompatibles. Pour gérer avec la même rigueur temps long et court, le grand écart permanent est-il désormais incontournable ?

Aller vite. Tenir la cadence. Avoir un coup d’avance… Autant d’impératifs dictés aux entreprises par une transformation digitale qui a totalement déprécié la valeur temps. Pour Michel Alhadeff-Jones, professeur à l’université de Columbia, la dictature de l’urgence bat son plein, «la vitesse avec laquelle les progrès technologiques et les rapports sociaux évoluent demeurant préoccupante». Et les cycles de gestion de l’organisation deviennent les premières cibles de ce règne de l’immédiateté. Il est d’abord question du cycle business, pierre angulaire de l’entreprise, que certains priorisent, rendant le temps court maître des décisions. Autre cycle majeur, celui de l’innovation, qui s’est considérablement accéléré ces dernières années. La martech Alliance recense par exemple près de 8 000 solutions de marketing technologies, soit une progression de 4 700 % sur neuf ans, les directions marketing devant s’équiper sur ce marché devenu illisible.

Vient ensuite le cycle des usages. La surenchère technologique s’y heurte à la capacité d’absorption de marchés qui n’adoptent qu’une partie des nouveautés, et sur un temps plus long. «Les usages et comportements se fragmentent sous l’impulsion de nouveaux modes de communication et de consommation. Diriger une entreprise dans ce contexte exige un devoir de priorisation nouveau et une capacité à ne pas céder aux sirènes de la nouveauté. Une veille continue nous permet de comprendre les mutations technologiques et les comportements de nos clients. L’important reste de garder une vision stratégique de sa marque et de s’y tenir, tout en demeurant agile», résume Barbara Werschine, directrice générale d’Eric Bompard. Traduction : les cycles se conjuguent au temps court et long en même temps.

Mais cela impacte un autre cycle fondamental, celui de l’organisation. «Face à la rapidité d’évolution des marchés ou à l’émergence de nouveaux acteurs, l’innovation sur les produits et services ne suffit plus. Ce sont bien l’ensemble des process et méthodes de travail qui doivent être repensés, le tout en préservant la mobilisation de tous les acteurs de l’entreprise», rappelle Alexis Trichet, VP data, stratégie et consumer insights chez Orange France. Mais son adaptation aux nouvelles réalités économiques fait face à l’héritage des process, des habitudes, et des modèles économiques antérieurs.

Les collaborateurs doivent être re-formés au moins une fois par an. Il reste suivi de près par le cycle RH, transformé récemment par l’émergence de nouvelles compétences, alors même que la formation d’un collaborateur peut prendre plusieurs années. Un exemple parmi tant d’autres, celui de l’explosion de 180 % relevée cette année sur la recherche de Cloud Engineer par la plateforme d’intérim Malt.com. Michelle Greenwald, professeure de marketing à Columbia University et spécialiste de l’innovation le rappelle : «les collaborateurs doivent être re-formés au moins une fois par an pour ne pas être dépassés par les innovations externes et internes.»

Des cycles exogènes, enfin, impactent les organisations. C’est le cas du cycle réglementaire, quand le législateur redistribue les cartes sur des pans entiers de l’activité, à l’image du RGPD en 2017. Ou du cycle environnemental, porté par les rapports du GIEC. «Les entreprises doivent être une force au service du bien collectif et agir avec ambition, rapidité face à l’urgence climatique. Le coût de l’inaction sera bien supérieur à celui des mesures qui doivent être prises aujourd’hui», martèle Alexandra Palt, directrice générale de la responsabilité sociétale et environnementale du groupe L’Oréal. Mais la transition des business models, des chaînes d’approvisionnement, des modèles de production et de distribution demandent du temps et parfois des sacrifices. Avec évidemment un impératif de viabilité économique au quotidien pour ne pas déstabiliser l’équilibre de l’entreprise.

Un monde «VUCA» – Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity

Comment parvenir à gérer toutes ces temporalités contradictoires ? Accrocher le succès nécessite une prise de risque face à l’incertitude des évolutions de demain. Décourageant pour des entreprises qui préfèrent parfois cultiver leur présent plutôt qu’un avenir incertain. Le secret résiderait dans la capacité à préparer sa propre disparition pour mieux renaître. Google avait par exemple prédit au e-commerce One to one 2017 la mort du moteur de recherche à 10 ans, décidant de diversifier ses investissements via la création d’Alphabet. Tout le monde se souvient également de la descente aux enfers de Kodak qui a précédé sa renaissance dans l’industrie pharmaceutique. Ou encore du rebond de Lego face à la digitalisation des jeux pour enfants et de la concurrence asiatique, et qui a, pour faire face, rationalisé sa supply chain et trouvé son salut dans des franchises à forte valeur ajoutée.

Plus radicaux, les fondateurs de Slack ont abandonné leur idée de messagerie sur Glitch pour pivoter sur l’outil de collaboration que l’on connaît. Facebook lui-même vient d’annoncer un changement majeur en se renommant Meta, afin d’écrire une nouvelle page pour l’entreprise autour des metaverses. Autant d’exemples qui montrent la voie. Pour ceux qui l’accepteront, investissement dans l’innovation et anticipation deviendront la clé de la longévité, comme le rappelle Christine Antoine-Simonet, senior director global consumer insights & strategy chez McDonald’s : «Notre monde n’a jamais été aussi VUCA – Volatility, Uncertainty, Complexity et Ambiguity. Il est donc déterminant d’investir en prospective. Anticiper des signaux de changement sectoriels, sociétaux ou humains permet d’être résilient et de protéger à long terme l’activité de l’entreprise.» Encore faudra-t-il le faire de manière raisonnée, prévient Marion Deridder, directrice marketing chez Engie : «La frénésie du PoC [proof of concept] peut conduire à de nombreuses dépenses inutiles. L’exploration doit être ciblée pour répondre à des business cases précis.»

Fait heureux ou malheureux, la crise sanitaire aurait développé cet instinct de survie d’un nouveau genre. Passée la sidération, l’incitation à réagir est aujourd’hui plus forte que jamais. 2021 a ainsi été, d’après les chiffres Insee, une année record en termes de créations d’entreprises, avec un rebond de 30 % entre juillet 2020 et juillet 2021. Le monde de l’entreprise semble donc prêt à mener cette guerre des cycles, dusse-t-elle provoquer sa mort… Pour renaître.

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