TRIBUNE

[Tribune] Même si elle peut faire gagner beaucoup de temps aux entreprises, l'intelligence artificielle, en matière de recrutement, risque de reproduire des discriminations antérieures.

L’utilisation de l’intelligence artificielle (IA) dans le recrutement n’est pas une nouveauté, mais jusqu’à récemment ces applications s’en étaient tenues aux phases de recherche d'offres, de présélection ou d’évaluation de candidatures en ligne, toujours en amont de l’entretien d’embauche proprement dit, le domaine réservé du recruteur. Ce n’est déjà plus le cas aux Etats-Unis, notamment où de grands groupes comme Unilever ou Goldman Sachs ont franchi le pas en laissant à l’IA le soin d’analyser et de «noter» les interviews vidéo de leurs candidats, sur la base de leurs expressions faciales, de leurs choix de mots, de leur langage corporel ou du ton de leur voix.

Au-delà de la fascination ou de la défiance vis-à-vis de ces nouveaux outils, leur déploiement appelle beaucoup de questions pratiques. Que mesurent-ils au juste chez les candidats ? Est-ce toujours pertinent du point de vue professionnel et par rapport au poste considéré ? Respectent-ils seulement les droits des candidats ? Ces solutions se déploient aussi rapidement que discrètement, pour l'instant dans des pays à la réglementation sur les données personnelles plus flexible qu'en France, et sans s'entourer, semble-t-il, de la rigueur de construction ou des précautions d'utilisation auxquels les procédures d'évaluation classiques, comme les tests psychométriques, par exemple, sont assujetties.

L'IA objective ?

L'adoption de ces nouvelles technologies par le grand public ne va pas de soi. C'est pourquoi les entreprises utilisatrices les justifient souvent par la nécessité d’éliminer les biais discriminatoires inhérents au jugement humain. C'est oublier que les premières expérimentations de recrutement par IA ont démontré qu'elles pouvaient également véhiculer des biais discriminatoires. Pire encore, l'industrialisation de la sélection donneraient à ces mécanismes discriminatoires une plus grande ampleur, d'autant plus inquiétante qu'ils ne seraient pas toujours visibles immédiatement et quasi impossibles à corriger.

Le problème se niche dans le fonctionnement même de ces solutions, qui ne s'embarrassent pas d'identifier les critères prédictifs de réussite ou d'analyser toutes les compétences objectives nécessaires poste par poste pour les évaluer chez les candidats potentiels. Le machine-learning au cœur de ses outils d’évaluation s'affranchit totalement de ces précautions en se basant exclusivement sur les expériences de succès antérieurs au sein de l'entreprise pour calibrer son analyse. C'est donc à partir de données issues de collaborateurs «en réussite» que l'algorithme construit le modèle de candidat idéal, dont il s'appliquera à identifier des clones parfaits en fonction des masses d'informations auxquelles il a accès.

Sans même s'attarder sur la pertinence ou la fiabilité des données considérées pour cette évaluation (en eux-mêmes sujets à débats), le principe de modéliser les populations «à succès» pour les reproduire, si elle revêt l'apparence du bon sens, est la plus pernicieuse qui soit. Elle aboutirait par exemple à exclure les femmes des postes de management sous prétexte qu'elles sont moins représentées aujourd'hui dans les populations de managers, du fait de dynamiques discriminatoires antérieures.

L'IA aux commandes ?

Bien sûr, ces outils restent officiellement une «aide à la décision» et l'IA n'élimine pas automatiquement des candidatures en phase de présélection. C’est vrai, mais en apparence seulement. Car les entretiens vidéo évalués par l'IA peuvent durer jusqu'à 30 minutes et leur nombre est nécessairement important puisque la finalité même de l'outil est d'analyser un plus grand nombre de candidatures. Il est dès lors «humain», pour un recruteur, de concentrer ses efforts sur les candidatures les mieux notées par l'IA, pour s'épargner des heures, voire des journées entières, de visionnage.

Le scoring des candidatures sur la base de tests en ligne ou d'analyse sémantique des CV, qui existe déjà depuis longtemps, avait abouti exactement au même effet. Cependant, avec les CV, les recruteurs gardaient encore la possibilité de passer en revue toutes les candidatures, du moins en théorie, à raison de quelques secondes par CV. Avec les candidatures vidéo, cela devient impossible. Ainsi, même si la corrélation n'est pas directe, l'IA peut aboutir à écarter de fait les candidatures «mal notées» du processus d'évaluation.

Les bénéfices de l'IA pour les candidats

L'IA reste bien sûr porteuse de belles promesses pour les candidats, sitôt qu'on l'aura domestiquée. A tout le moins, elle donnerait à toutes les candidatures une chance d'être «évaluées», que ce soit par l'intermédiaire d'une vidéo ou à travers l'analyse des mots clés d'un CV. C'est aujourd'hui le principal problème qui se pose dans le processus de sélection basée sur un processus exclusivement humain, notamment pour les employeurs les plus attractifs qui peuvent recevoir plus d'1 million de candidatures par an. Il est quasiment impossible pour eux de toutes les traiter. Quand l'évaluation en masse par l'IA sera incontestable, il n'y aura plus, en théorie, de candidatures «oubliées» et les candidats «parfaits» n'échapperont plus aux entreprises.

L'IA améliore déjà l'expérience candidat en personnalisant la navigation sur les sites carrière et en facilitant les processus de recrutement. Il faut bien reconnaître que l'ergonomie de la plupart des processus de recrutement en ligne accuse une bonne dizaine d'années de retard sur l'expérience proposée par les sites marchands par exemple. Les systèmes de gestion de candidatures du marché, davantage concentrés sur le traitement des données en masse que sur l'expérience candidat, en sont la cause. L'IA, sans recourir au machine-learning, est ainsi au cœur de nombreuses applications, complémentaires aux ATS, qui fleurissent sur les sites carrière, fluidifiant le processus de recherche d'offres et de candidatures pour les candidats et bénéficiant indirectement à l'image de l'employeur.

La responsabilité des entreprises

La course à l'innovation et aux optimisations de process ne s'impose pas à nous inconditionnellement. Nous pouvons aussi décider d'adopter une attitude responsable face à des technologies peu matures et choisir, par principe, des pratiques de recrutement 100% respectueuses du droit et des attentes des candidats. Le processus de recrutement est un domaine éminemment sensible tant par ses enjeux opérationnels et réglementaires pour l'entreprise que par les responsabilités qu'il implique vis à vis des candidats.

Et pourtant, depuis la phase de sélection des candidatures, qui concentre l'essentiel des risques discriminatoires, jusqu'au suivi des candidatures, source intarissable de frustration chez les candidats privés de réponses négatives, en passant bien sûr par les techniques d'évaluation, qui se doivent d'être irréprochables, le processus de recrutement ne bénéficie pas aujourd'hui du degré de contrôle et de normalisation qu'il mérite. Il n'est pas dans le pouvoir des candidats d'y remédier, ni dans les projets du législateur de s'y atteler, semble-t-il. C'est donc aux entreprises elles-mêmes de se saisir de ce sujet si sensible et de s'imposer leur propre éthique de recrutement, même si elle doit leur faire renoncer à des gains sensibles de productivité.

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