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Journaliste, combien de lignes à l'heure ?
17/03/2005Le cabinet AT Kearney a fait parler de lui en appliquant à la presse et notamment aux journalistes la notion de taux d'utilisation des salariés.
Ce 12 février, le Parti socialiste organise à Radio France une journée de réflexion consacrée aux médias en présence de François Hollande, son premier secrétaire. Jean-Marie Charon, chercheur au CNRS et spécialiste de la presse, est le premier à prendre la parole devant une salle comble :« On assiste à l'apparition d'un management plus exigeant sous l'influence de groupes cotés en Bourse et de fonds de pension. Cette financiarisation conduit à une radicalisation des niveaux de marge exigés,s'indigne-t-il.ÀL'Usine nouvelle,dont le profit est jugé insuffisant, on a ainsi inventé la notion de taux d'utilisation. Mais cela veut dire quoi ? Faut-il compter en heures passées devant un ordinateur ou en temps d'enquête... ? »
Révélé parLibération,ce système d'évaluation de la productivité des journalistes - mesurée en « signes » produits dans un temps donné - est une première dans la presse française. Il vient aussi de faire des victimes : le comité d'entreprise extraordinaire du Groupe industrie services info (Gisi), réuni ce 15 mars, a annoncé un projet de réduction des effectifs d'environ 20 % sur les 390 salariés du Gisi. Sur les 160journalistes, 42 sont menacés.
Ces méthodes s'expliquent par l'arrivée de fonds d'investissement (Cinven, Carlyle, Apax), qui misent sur des grosses plus-values en restructurant les entreprises de presse qu'ils revendent trois à cinq ans plus tard. Auparavant, c'était surtout les services techniques qui étaient touchés. Les licenciements étaient mis sur le compte de la réorganisation du prépresse, liée à la modernisation informatique. En 2002, ces mêmes fonds sont à l'origine de 117suppressions de postes sur 435 au Groupe Tests, dont soixante journalistes. Mais il est vrai que Tests accusait alors une perte de 10 millions d'euros.
Cette fois, avec le Gisi, il n'est même plus question de pertes. L'éditeur deL'Usine nouvelleet deLSAa dégagé, en 2004, un excédent brut d'exploitation de 2,3 millions d'euros pour un chiffre d'affaires de 59 millions. Insuffisant pour ses actionnaires, qui entendent multiplier cette rentabilité par quatre ou cinq d'ici à deux ans, afin de revendre au mieux en 2007.
Optimiser coûts et production
Mais sur quels critères s'appuyer pour justifier les licenciements ? Le cabinet AT Kearney, mandaté par le Gisi, après être intervenu surLe Moniteur, Le Figaro,Les Échosou le Groupe Tests, a trouvé la méthode à travers un « taux d'utilisation », un mystérieux « taux utile à la production » dont le cabinet ne révèle pas le mode de calcul. Prend-il en compte le temps d'investigation, de recueil de l'information, de rédaction proprement dit, et selon quelle pondération ? Pas de réponse précise. Quoiqu'il en soit, il serait de 60 % àL'Usine nouvelle,de 70 % àLSAet de 80 % àL'Argus de l'assurance. « Ce taux est utilisé en interne par les consultants pour mesurer le degré d'implication dans un secteur,explique Benoît Banchereau, porte-parole d'AT Kearney.Par exemple, on peut avoir chez nous beaucoup plus de missions dans l'automobile que dans la banque. C'est une technique de mesure du travail ou de l'efficacité comme il y en a pour n'importe quelle entreprise. Et c'est toujours la direction qui tranche. »
Pour Philippe Santini, PDG d'Aprovia, le holding de contrôle du Gisi,« il s'agit de voir comment optimiser globalement la production. Si un journaliste ne suit qu'un secteur et génère trois sujets par an, cela peut être un problème. Si, au lieu de cela, il suit deux secteurs, c'est comme pratiquer deux langues étrangères, c'est mieux. Et cela permet, sans remettre en question l'éthique des journalistes, d'optimiser les coûts. »Bien souvent, confie-t-il, quand ils se portent acquéreurs d'un groupe, les fonds d'investissement recherchent l'appui des cabinets d'audit pour lever de la dette auprès des banques.« AT Kearney est une référence »,note-t-il. En clair, ses talents de réorganisateur ont l'oreille des banquiers. Paul Wagner, directeur de la rédaction deL'Usine nouvelle,précise de son côté que la restructuration en cours correspond à un repositionnement éditorial sur l'industrie.« Les informations macroéconomiques et de conjoncture pourront être plus ramassées,note-t-il.Mais si on doit être moins, ce ne sera pas sur notre coeur de territoire. »Ou, comme dit Philippe Santini avec un art consommé de l'euphémisme :« Il s'agit de voir s'il y a parfaite adéquation entre les exigences de l'actualité et la composition des équipes. »
Le silence de la direction sur la méthodologie d'AT Kearney alimente les inquiétudes. Le nombre de signes produits par rédacteur et par an aurait été établi à partir du logiciel de flux interne de la copie (« work flow »).« Apparemment ils ne connaissent rien au métier de la presse »,déplore Jean-Pierre Vernay, délégué SNJ-CGT. Journaliste àL'Usine nouvelle,il a été choqué, en septembre 2004, par les questions d'un des huit consultants dépêchés sur place durant douze semaines pour interroger soixante-dix salariés :« Il m'a demandé ma programmation de la semaine, puis combien de temps, en moyenne, je mettais pour écrire un article. Il a tiqué quand je lui ai répondu que ce temps était impossible à quantifier en raison de la variété des sujets traités. Il ne semblait pas non plus comprendre que je puisse me rendre à une conférence de presse sans écrire derrière. »De fait, toute communication ne mérite pas toujours d'être reprise.
Démarche contestée
Depuis, une ambiance délétère règne dans les rédactions du Gisi.« C'est l'indignation générale face à une direction qui cherche à rationaliser notre travail au moyen de calculs de productivité. Une démarche qui ne s'applique pas à une profession intellectuelle comme la nôtre »,pointe Nicole Torras, déléguée SNJ. Pas facile en effet d'harmoniser les temps de récolte et de vérification des informations entre une enquête de fond et des brèves ! Sans compter que les titres du groupe ont des organisations différentes.« Comment peuvent-ils comparer le taux d'utilisation d'un journaliste deL'Argus de l'assurance,spécialisé dans un seul secteur, avec celui de son homologue deL'Usine nouvellequi couvre, lui, une branche d'activité multisectorielle ? »,s'interroge une source proche de la direction.« Depuis des années, les journaux mesurent le coût par page, basé sur le rapport entre le nombre de journalistes et les pages publiées à l'année. Mais là, le Gisi instaure une chasse au lignage individuel, sorte d'horloge pointeuse »,condamne François Boissarie, premier secrétaire du SNJ. Michel Diard, secrétaire général du SNJ-CGT, ajoute :« Les patrons recherchent des taux de rentabilité à deux chiffres. C'est difficile dans notre secteur, à moins de transformer l'information en produit marchand ».