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Forums, conférences, Salons, festivals… Pour enrayer la baisse de ses revenus et conforter son audience, la presse écrite se transforme en organisateur d'événements. Zoom sur les pratiques et la stratégie à l'œuvre dans sept rédactions.

Avec le numérique, jamais la presse n’a disposé d’une aussi vaste audience. À titre d’exemple, L’Express affiche 7 millions de visiteurs uniques par mois, contre 2 millions de lecteurs pour le magazine. Et pourtant, sur fond d’érosion des ventes des supports papier, jamais son modèle économique n’a été aussi menacé. Cruel constat !


Les atouts de l’« info live »

En attendant d’identifier la bonne formule pour monétiser sa présence sur le Net, le secteur s’est trouvé un nouveau relais de croissance : l’événementiel. Avec une prédilection marquée pour l’« info live », soit l’organisation de forums, conférences et autres débats autour de thématiques d’actualité. Elle a des atouts pour cela : une notoriété forte, du contenu, des contacts fournis par ses journalistes, un réseau d’annonceurs, qui sont autant de partenaires potentiels, et les moyens de médiatiser – gratuitement ! – l’événement. Sans oublier la promesse de réaliser des marges plus confortables que dans la bonne vieille économie du papier, où les coûts de production sont lourds. À chacun sa stratégie toutefois, comme le montrent ces sept exemples passés à la loupe.


Libération, le précurseur
La fronde de ce début d’année contre le projet de faire de Libération un café et un réseau social ferait presque oublier que le journal n’a pas attendu 2014 pour imaginer des axes de développement. Le quotidien a lancé, dès 2007, ses « Forums Libération » dans les grandes métropoles hexagonales : Rennes, Grenoble, Lyon, Montpellier… Ces rencontres-débats font intervenir des personnalités sur de grands sujets de société. Et déplacent les foules. À Rennes « La France en 2030 », programmée sur trois jours, a totalisé 16 000 spectateurs. Le modèle économique ? L’entrée est gratuite, l’événement étant principalement financé par les collectivités locales. Médiatisation oblige, les conférenciers acceptent d’intervenir gracieusement. « Nous organisons aussi de plus petites rencontres comme “Les Jeudis de la santé”, mais notre priorité est de nous concentrer sur une dizaine d’événements significatifs, afin de ne pas disperser la rédaction », indique François Moulias, président du directoire de Libération. Le journal, qui engrange entre 2 et 3 millions d’euros par an grâce à cette activité, sur un chiffre d’affaires total de 50 millions, souhaite désormais s’appuyer davantage sur le sponsoring d’entreprise et mieux exploiter ses événements sur Internet avec la diffusion de vidéos.


L’Express, le pro des salons

La diversification n’a jamais été un gros mot à L’Express. L’hebdomadaire bénéficie de l’expérience du groupe L’Express-Roularta – qui compte des titres comme L’Expansion, L’Entreprise, Mieux vivre votre argent – en matière d’organisation de salons, L’Étudiant notamment. « Nous organisons 18 salons de recrutement par an via notre filiale Job Rencontres et prévoyons de lancer deux nouveaux concepts en 2015 : un salon du travail consacré à la mobilité et à la formation à la Halle de la Villette, et un salon “Expolangues, explorez le monde”», indique Éric Matton, le directeur général adjoint du groupe L’Express-Roularta qui ne cache pas que l’activité affiche une belle rentabilité, de l’ordre de 20 %. « Les événements ne fonctionnent que s’ils sont en phase avec la cible du titre, précise le responsable. Notre lectorat est en activité et nous avons une vraie légitimité sur ces sujets emploi. » En matière de conférences, L’Express prévoit également de se diversifier « autour de chefs d’entreprises et de managers de premier plan ». Le titre organise cette année sa première croisière-débats en Méditerranée autour de Christophe Barbier, Luc Ferry et Robert Solé. De quoi créer, selon Éric Matton, encore plus d’« addiction » à la marque L’Express.

Le Monde lance son festival
La stratégie de diversification du Monde, impulsée il y a trois ans par ses nouveaux actionnaires, a donné lieu à la tenue d’un certain nombre d’événements, comme « Les assises internationales du roman » fin mai à Lyon ou la conférence « Vivre ensemble entre richesse et pauvreté » au Conseil économique et social en décembre dernier. Le quotidien passe aujourd’hui à la vitesse supérieure. À l’occasion de ses 70 ans, Le Monde va lancer cette année Le Festival du Monde, un événement inspiré du New Yorker Festival, qui se tient durant trois jours depuis 1999 au cœur de la grosse pomme. La manifestation doit être reconduite chaque année. « Durant deux jours, les 20 et 21 septembre, nous allons privatiser les opéras Bastille et Garnier, à Paris, pour des rencontres-débats autour du thème choisi en 2014, “Le monde de demain”, décrit Corinne Mrejen, directrice générale de M. Publicité. L’objectif, avec ce festival diffusé en live sur le site du journal : « Aller à la découverte de nouveaux bassins d’audience, montrer la formidable pluridisciplinarité des journalistes du Monde sur des sujets autres que la politique ou l’international et, bien sûr, dégager de nouveaux revenus. » L’événement, qui a vocation à être bénéficiaire dès cette année, est financé par la billetterie – de 10 à 40 euros selon les formules – et les partenariats passés avec des sponsors privés. « Tout accord de partenariat est soumis à la rédaction qui choisit également les sujets et les intervenants », précise Corinne Mrejen.

Télérama creuse son sillon dans la culture
En bon spécialiste de la chose culturelle, c’est par le biais de l’organisation de festivals que Télérama a mis son premier orteil dans l’événementiel, il y a… 18 ans de cela. « Le festival de cinéma, avec des projections dans 240 salles et une entrée préférentielle à 3 euros pour nos abonnés, est venu d’une envie de la rédaction, raconte Caroline Gouin, directrice de la communication et du développement de Télérama. Tout comme le Week-end musées ou le Festival du Dub, remixage de reggae jamaïcain, organisé depuis onze ans maintenant. » Objectif pour le magazine qui souffle cette année ses 65 bougies ? « Fidéliser encore plus notre lectorat, aller chercher de nouveaux lecteurs et renforcer les liens qui nous unissent au monde de la culture. En clair, être en permanence à l’esprit des gens ! », affirme la responsable qui n’a de cesse de « travailler la marque, encore et toujours. » Le magazine est venu aux forums plus tardivement, avec une première conférence il y a quatre ans autour de la transmission de la culture chez les enfants. Ou encore l’opération « Télérama Dialogues », organisée en 2013 au théâtre du Rond-Point : 40 personnalités du monde la culture interrogées par les journalistes, puis le public. « Il y a un vrai appétit pour les forums. Avec le développement du numérique, les gens ont envie de retrouver de l’humain », analyse la responsable. Toutes ces opérations, financées par la billetterie et des mécénats de long-terme, sont bénéficiaires.

La Dépêche du midi, une diversification tous azimuts

Le groupe de presse du sud-ouest, qui édite La Dépêche du Midi, La Nouvelle République des Pyrénées ou encore Le Midi olympique, a mis le cap sur l’événementiel en 2010, avec la création de la cellule Dépêche Events, dédiée à l’organisation de salons grand public et professionnels. « Nous avons acquis la gestion de plusieurs parcs d’exposition et nous organisons une trentaine de salons par an », indique Bruno Pachent, le directeur du marketing et du développement du groupe, qui lance en septembre, à Toulouse, le premier salon « Innovation Connecting Show ». Face à la baisse de ses revenus traditionnels, La Dépêche du Midi veut profiter de son avantage concurrentiel sur les opérateurs classiques : des contacts d’exposants via sa régie publicitaire, des bases de données pour contacter les visiteurs et des journaux pour la promotion. En 2013, une seconde cellule, Dépêche Entertainement, a été créée pour « capitaliser sur les marques médias ». Elle organise des événements sportifs, comme le « Vertical limit », une course verticale dans les immeubles, mais aussi culturels et de divertissement, à l’image du « City games », sorte d’Intervilles. « Nous créons les opérations seulement si nous décrochons les partenariats pour les financer », précise Bruno Pachent. Au total, ces deux activités devraient dégager 6 millions d’euros de revenus en 2014 sur 140 millions de chiffre d’affaires.

Le Point parie sur l’innovation
Ne lui parlez pas de revenus additionnels : « Le Point ne se noie pas et n’a pas besoin de bouée de secours », précise d’emblée Étienne Gernelle, le directeur de la rédaction. Si le magazine a fait le choix de se diversifier dans les conférences thématiques, c’est avant tout « pour faire vivre la communauté du Point, une communauté d’intellectuels, de scientifiques qui sont attachés au journal », et lui donner des informations de qualité. Au cœur du dispositif, la conférence « Futurapolis », organisée à Toulouse depuis trois ans, a déplacé cette année 13 000 spectateurs. « Ces trois jours sont préparés par la rédaction, qui migre massivement pour les animer. C’est du journalisme live de très haut niveau, avec des chercheurs, des chefs d’entreprise, des start-up… » Comme « Vino Bravo » – des débats autour du vin et de la santé lancés en 2013, « Futurapolis » est financée essentiellement par des partenaires privés. « Nous nous plaçons dans une stratégie de long terme qui consiste à réfléchir l’information sous toutes ses formes : le magazine papier, le numérique et la parole directe », précise Étienne Gernelle.

Le Figaro et ses « classiques »
Les forums et autres conférences, très peu pour lui… pour l’instant. En terme d’événements, le groupe Le Figaro mise plus que jamais sur ses classiques : ses croisières et ses visites privées, outils de fidélisation, et l’organisation d’événements sportifs « destinés à créer du lien avec le lectorat », explique Sofia Bengara, la directrice du pôle news du groupe. Après dix ans d’arrêt, « Le cross du Figaro» a été relancé en 2013 et a rassemblé au printemps 8 000 participants dans le très chic parc de Saint-Cloud, à l’ouest de Paris. Un événement familial que le groupe a décidé de mettre à profit pour lancer son offre week-end repackagée « Les Figaros week-end ». Dans le paysage depuis 1970, « La Solitaire du Figaro », la célèbre course à la voile, draine les foules à chacune de ses étapes, Deauville, Cherbourg, Les Sables d’Olonne… Elle a généré autour d’elle tout un écosystème, avec notamment le lancement en avril 2012 du « Figaro Nautisme », un canal 100 % nautisme accessible via le site du Figaro.

 

 

ENTRETIEN

Jean-Marie Charon, sociologue au CNRS et spécialiste des médias

« Attention à ne pas détériorer l’identité du titre »


La presse qui se mue en organisatrice d’événements : que vous inspire cette mutation ?

Jean-Marie Charon. Ce n’est pas une première. La presse professionnelle, avec des groupes comme Wolters Kluwer notamment, s’est engagée très tôt dans ce domaine, en créant des filiales pour les Salons, colloques, formations... Mais les relations sur ce créneau fonctionnent sur un mode utilitaire avec des lecteurs qui ont besoin de ces services. La logique à l’œuvre dans le secteur de la presse généraliste est différente : il s’agit, là, de dégager des ressources vitales pour ces entreprises, alors que les modèles économiques traditionnels des médias sont déstabilisés.


Quel est l’intérêt pour un média d’organiser des opérations live ?

J.-M.C. Au-delà des revenus supplémentaires qu’elles sont censées dégager, les rencontres comme celles organisées par Libération, par exemple, permettent aux publications généralistes de renforcer la relation au lecteur et de rallumer son intérêt pour le journal ; c’est aussi un bon moyen de réactiver une relation avec un milieu d’intellectuels et de décideurs. Et puis, l’événement est dans l’air du temps : on le voit dans les pratiques culturelles, où les grandes expositions font le plein et où les concerts ont supplanté l’industrie du CD. Mais cet appétit pour le live va-t-il durer ?

 

Y a-t-il un risque à se diversifier ainsi ?

J.-M.C. Oui, il est inhérent à la stratégie de marque de ces entreprises. Une « marque média » n’est efficace que si elle reste performante sur le cœur de son activité. En l’occurence, le titre de presse qui porte la notoriété. À trop se disperser, le risque est grand de détériorer la qualité de l’information produite, donc l’identité du titre. N’oublions pas que ces opérations, qui pour la plupart sollicitent énormément les journalistes, se multiplient au moment même où les rédactions voient leurs effectifs fondre.

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