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Quand les instituts misent à l’unisson sur l’innovation, c’est avec un même objectif: inventer de nouveaux modes d’interaction avec les consommateurs.

C'était attendu, mais c'est inédit: en 2009, pour la première fois en trente ans, le marché des études a dévissé. Les entreprises ont franchement taillé dans leurs dépenses, notamment dans les études ad hoc. Il y a tout lieu de penser que ce coup de semonce n'est pas seulement conjoncturel et qu'il vient sceller des facteurs structurels de décroissance.

Pour les instituts, il s'agit donc de gagner des parts de marché et de sécuriser leur activité en consolidant leurs relations avec les entreprises. Et, comme toujours lorsque les temps sont difficiles, il faut innover. Innovations technologiques, méthodologiques ou structurelles, offres de rupture, offres de rénovation, remix d'offres existantes… L'innovation est servie à toutes les sauces. Quitte, bien souvent, à se réduire à la déclinaison de méthodologies déjà largement éprouvées.

Pour Stéphane Truchi, patron de l'Ifop, l'antienne de l'innovation ne doit pas cacher une réflexion plus radicale sur les futurs modes d'interaction avec les consommateurs: «Quand les gens ne se serviront plus du courriel, comment devrons-nous dialoguer avec eux?» Il n'empêche, les professionnels des études cherchent tous à créer la différence, à anticiper sur les mutations des marchés, à orienter la demande des entreprises. Sans toujours convaincre.

«Beaucoup d'instituts restent dans une logique d'offres standards, inadaptées à nos besoins réels, remarque Charles du Réau, directeur études marketing d'Ubisoft. Ce que j'attends d'eux, outre une culture numérique plus approfondie, c'est une capacité à développer des outils et des partenariats ad hoc, de faire preuve de souplesse dans les prestations, en acceptant par exemple de prendre en charge le terrain et de nous laisser l'analyse, ou d'assurer la modération des communautés en nous laissant la main sur l'analyse quantitative.»

Autre son de cloche du côté des instituts, où l'on pointe assez unanimement le conservatisme des départements marketing. «Les innovations se vendent beaucoup moins que les modèles classiques, constate Élisabeth Martine-Cosnefroy, directrice générale de CSA. Mais cette résistance au changement se lèvera peu à peu.»

Problématique de management

Dans la plupart des instituts, l'innovation se traduit jusque dans les organisations. GFK développe ses pôles numérique et innovation stratégique, CSA place l'innovation au confluent de ses expertises, Stratégir crée un poste de directrice générale adjointe chargée de l'innovation.

Face à des entreprises qui expriment toutes une double demande – comprendre leur environnement et faire des choix opérationnels ultrarapides et ultraciblés –, les gros instituts ne seront pas tant jugés sur leur capacité à développer de bons outils que sur leur aptitude à gérer une tension permanente entre compétences stratégiques et dispositifs tactiques. «Dans le développement d'outils très pointus, les grosses maisons ne pourront jamais rivaliser avec les petits instituts spécialisés, et tel n'est pas leur objet. Elles doivent en revanche réussir à manager la porosité des disciplines et des expertises», souligne Dominique Lévy, directeur général d'Ipsos Marketing.

Bref, pour les gros offreurs de la place, les véritables enjeux ne portent pas tant sur l'innovation produit (développement de nouvelles offres et méthodologies) que sur l'innovation managériale (gestion des compétences, des méthodes et des organisations). En décembre 2010, TNS Sofres annoncera ainsi le lancement d'une nouveau pôle, O3, regroupant les études quali, le planning stratégique et l'innovation. Une création qui s'inscrit dans le droit fil de l'absorption de RI, entreprise à forte culture d'innovation.

«Les entreprises ont des demandes de plus en plus complexes, auxquelles les instituts ne peuvent pas répondre par la simplicité, analyse Stéphane Marcel, directeur marketing et développement. Il nous faut aller dans le sens d'une certaine sophistication. L'approche combinatoire dépasse largement, dans sa portée, la somme des parties. En combinant les expertises, on démultiplie les regards et on enrichit nécessairement les réponses.»

La déferlante du Web social

Au-delà des organisations et des structures, la réflexion des instituts est très unanimement portée vers le numérique. TNS est ainsi en train de lancer Digital Ad Effect, un post-test d'efficacité publicitaire en ligne. L'institut veut ici proposer une mesure plus probante que le taux de clics, en mobilisant de nouvelles technologies pour identifier des publics exposés aux messages publicitaires. Et le directeur marketing de TNS de rappeler que 20 à 30% des internautes «exposés» le sont moins d'une seconde et/ou voient moins de 50% de la surface d'une publicité. «La révolution de demain, sur le “digital”, c'est le croisement des données déclaratives et comportementales, souligne Stéphane Marcel. J'ai identifié l'internaute exposé, je peux analyser son comportement, donc faire le lien entre l'exposition et l'impact. Et projeter cette connaissance sur les informations livrées via le panel. Le tout en temps réel, sans avoir à appeler l'internaute.»

Dans l'exploration de la sphère digitale, les instituts d'études sont généralement contraints de se rapprocher de développeurs tiers. L'Ifop a développé avec AMI Software le Web Intelligence Tracker (WIT), une solution de recueil exhaustif du discours à partir de mots-clés. En avril, CSA a signé un partenariat avec Linkfluence. Objectif: intégrer le Web social aux études dans tous les domaines. L'institut pourrait annoncer avant la fin de l'année des acquisitions dans le domaine des expertises numériques.

Le Web social investit tous les chantiers de réflexion. Opinion Way lance avec DDB un «benchmark» autour des «fans de marques» et réfléchit à la panélisation de cette population (lire aussi Stratégies n°1605). «Nous sommes là aussi dans une logique exploratoire, commente Hugues Cazenave, président d'Opinion Way. Aujourd'hui, nous sommes incapables de dire si et en quoi les fans de marques sont différents des autres membres de réseaux sociaux. La constitution d'un panel a justement vocation à nous éclairer.»

Harris Interactive continue pour sa part d'étoffer ses protocoles de communautés en ligne. «Nous pouvons réunir plus de 600 personnes durant 10 à 12 semaines, ce qui permet de conjuguer quali et quanti», note Nathalie Perrio-Combeaux, directrice associée. Même souci d'éclairer l'approche quali par un peu de quantification chez Millward Brown avec sa plate-forme d'échanges en ligne Idea Blog.

Première appli pour Iphone

Qui dit numérique dit aussi mobilité. En 2013, prévoit l'institut Forrester, les connexions à Internet via le téléphone mobile supplanteront l'accès fixe. Le basculement programmé d'Internet vers les terminaux mobiles ne peut qu'interroger les instituts et leurs clients sur les futures méthodologies d'études.

L'émergence du téléphone mobile aura suivi trois étapes: intégration dans les études par téléphone (toucher les mobinautes), utilisation dans le recueil (toucher les consommateurs en situation de mobilité), géolocalisation (cibler les consommateurs en fonction de leur mobilité). «La première étape est en train d'être finalisée. La deuxième est relativement embryonnaire. Quant à la troisième, on en est au stade de l'expérimentation», commente Dominique Lévy.

Pionnier des études en ligne, Opinion Way a fait un premier pas, certes encore exploratoire, en commercialisant Smart Panel, une application d'interrogation pour Iphone et Ipad. L'institut, qui travaille à faire migrer son panel en ligne vers la fonctionnalité mobile, vise la constitution d'un panel de 6000 mobinautes à la fin de l'année. «Le smartphone ouvre des opportunités inédites en matière de géolocalisation et de réactivité, mais aussi de matériau d'étude, notamment grâce aux images fixes et animées que l'on peut produire à tout moment», souligne Hugues Cazenave.

Les terminaux mobiles risquent en tout cas de chambouler un modèle économique historique déjà sérieusement ébranlé par le Web. Le smartphone apporte avec lui des dimensions inédites: distance, mobilité, multimédia. La possibilité de confier des tâches aux panélistes se trouve décuplée, pour un coût du recueil réduit à néant. Une révolution en perspective pour ce que les instituts appellent le recueil. «Avec le mobile, l'intervieweur devient l'interviewé», résume Élisabeth Martine-Cosnefroy.

Mais ces efforts déployés en recherche et développement suffisent-ils à combler les attentes des départements marketing au sein des entreprises? Éric Marsan, directeur des études de Schneider Electric, en doute. «L'usage des études, en tout cas des petites études ponctuelles, a largement dépassé les frontières des départements marketing, observe-t-il. Le besoin d'études est partout. Mais l'offre ne s'est pas adaptée à cette démocratisation.»

Faute de solutions disponibles, Schneider Electric vient ainsi de se rapprocher de la société grenobloise Interview, qui conçoit des solutions de collecte d'information. «L'idée étant de proposer à tout un chacun dans l'entreprise un accès facile, rapide et peu coûteux à des études quali en ligne, à travers un outil qui intègre en amont la problématique de la cible et en aval le rapport de synthèse», souligne Éric Marsan.

Observer toujours plus

Faciliter la compréhension des marchés et la connaissance des modes de consommation grâce à des outils souples, réactifs et peu coûteux: la demande est claire. «Il faut reconnaître que les développements proposés par les instituts s'inscrivent souvent dans une logique opérationnelle, affirme Pascale Zobec, directrice des études de La Française des jeux. Ils ont tendance à laisser les modèles de côté et prennent davantage de temps à nous écouter et à jouer le partenariat.»

Le succès des études «shopper» va dans ce sens. En 2009, CSA avait lancé Eye Think, un outil combinant «eye tracking» et étude quantitative classique. Aujourd'hui, Stratégir lance l'eye tracking en taille réelle. «Ce qui reste totalement fiable à l'échelle d'un "packshot" ou d'un minilinéaire perd de son efficacité à échelle réelle», explique Luc Milbergue, président de l'institut. Celui-ci a passé en juin 2010 un partenariat avec le Suédois Tobii, spécialiste de l'eye tracking, afin de proposer à ses clients des lunettes adaptées à l'échelle du rayon. Autre innovation chez Stratégir: un système de projection à taille réelle, qui permet d'exposer l'interviewé en situation d'achat à un univers magasin en simulant un déplacement dans le rayon. Objectif, mesurer l'impact (capacité du «mix» à être vu), la reconnaissance (capacité à être reconnu), mais aussi le comportement d'achat face au mix. Résultat d'une année de recherche technologique et méthodologique, cette solution a été en partie financée par Oséo et le Conseil régional d'Aquitaine.

À la demande de l'Association pour la promotion de la communication audiovisuelle dynamique (Apcad), CSA a lancé en 2010 Digimétrie, premier référentiel de mesure d'audience des écrans publicitaires TV hors foyer (grande distribution, lieux publics, etc.). Digimétrie veut être à la communication audiovisuelle dynamique ce que Médiamétrie est à la télévision et Affimétrie à l'affichage. Le référentiel mobilise d'ailleurs les indicateurs classiques de mesure des médias: GRP, couverture, répétition.

Le référentiel reprend les cinq paramètres standards de la mesure d'audience en les adaptant au média de la communication audiovisuelle dynamique: cible (11 ans et plus), unité de lieu (transports, gares, vitrines, points de vente, lignes de caisses, etc.), unité de temps (millième de seconde), unité d'action (fréquentation d'un lieu et proximité de l'écran), mode de recueil (mesure passive complétée par une mesure déclarative des caractéristiques sociodémographiques des individus).

Observer le consommateur, mais jusqu'où? «La véritable grande innovation est sans doute celle qui se prépare avec les neurosciences», affirme Benoît Tranzer, patron de Millward Brown France. L'approche neuroscientifique, sur laquelle la plupart des professionnels portent aujourd'hui un œil sceptique, sinon réfractaire (et certains de rappeler une époque pas si éloignée où l'on n'hésitait pas à pratiquer des études sous hypnose…), consiste à introduire de l'information implicite dans des dispositifs dominés par la donnée explicite. Millward Brown l'a éprouvée en prétests publicitaires: un bandeau posé sur la tête du consommateur permet de capter l'activité des lobes préfrontaux et de recueillir des informations émotionnelles non langagières.

Pascale Zobec, de la Française des jeux, croit beaucoup aux neurosciences. «Les expériences menées semblent des plus intéressantes, notamment en ce qu'elles permettent de remettre l'émotionnel au bon endroit, dit-elle. En ce qui me concerne, le frein est plutôt en interne: on veut à tout prix "entendre le consommateur".»

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