Elisabeth Laville, fondatrice de l'agence Utopies, a présidé le rapport du Centre d'analyse stratégique (CAS) «Pour une consommation durable» commandé par le ministère de l'Ecologie. Elle revient sur les enjeux, les difficultés et les avancées d'une révolution en cours.

La publicité, bras armé de l'hyperconsommation, est-elle l'ennemi à abattre? C'est ce qui ressort, pour beaucoup, du rapport du CAS que vous avez présidé…

Elisabeth Laville. Non, bien au contraire, c'est l'ami à associer! C'est un acteur clé du changement à opérer. Car il ne faut pas se leurrer: il va bien falloir diminuer notre consommation de ressources naturelles, notre production de déchets et le volume de nos possessions matérielles. Nous n'y échapperons pas. Et pour y parvenir, il faut, via la publicité et les médias, donner envie du monde d'après. Certains acteurs prennent ce sujet à bras-le-corps et en font une source d'opportunité. D'autres, et c'est humain, résistent parce que la transition est difficile.

 

Pensez-vous que la publicité des marques doive être davantage encadrée?

E.L. J'étais, historiquement, en faveur des démarches volontaires plutôt que réglementaires. Mais je constate, après dix-huit ans, que les choses évoluent moins vite qu'espéré. Une approche réglementaire, généralisant les démarches volontaires, est parfois nécessaire pour faire avancer plus vite le développement durable. Cela dit, il y a d'autres façons d'encadrer la publicité: le contrepoids des ONG, exercé via le Conseil paritaire de la publicité ou l'Observatoire indépendant de la publicité, est intéressant. Et il n'y a pas que la publicité: les promotions ou les soldes incitant à acheter ce dont on n'a pas forcément besoin posent aussi question, en termes de consommation responsable.

 

Les entreprises multiplient les produits «verts» aujourd'hui. Est-ce suffisant?

E.L. Non. Jusque-là, l'idée des pouvoirs publics était d'inciter les industriels à rendre leurs produits plus «verts» en orientant vers eux la demande des consommateurs. Mais cela ne suffit pas: il faut aussi des stratégies commerciales, voire des modèles économiques, responsables. Les démarches des entreprises pour réduire leur empreinte écologique font que nous consommons, aujourd'hui, 30% de ressources naturelles en moins pour produire une unité de PNB [produit national brut]. Mais, parallèlement, nous avons augmenté nos prélèvements de ressources naturelles de 36%, et même de 50% selon certaines études. Ainsi, si vous prenez l'automobile, les émissions de CO2 par véhicule ont baissé, mais celles liées à l'utilisation des véhicules ont augmenté. Non seulement 95% des ménages sont désormais équipés, avec une ou deux voitures, mais les courts trajets quotidiens se sont multipliés.

 

C'est ce que vous appelez «l'effet rebond»?

E.L. L'effet rebond consiste, par exemple, à faire moins attention parce qu'un bâtiment est basse consommation, donc plus économique. Il y a également l'effet report. Un bobo parisien, par exemple, qui se passe de voiture parce que ce n'est pas écologique et qui place en banque l'argent économisé sans considération environnementale: il se pourrait bien que cette épargne génère davantage d'émissions de CO2 qu'un véhicule à l'année, parce qu'elle finance des projets particulièrement polluants. J'ai beaucoup poussé pour que l'épargne soit intégrée au périmètre du rapport.

 

Ces sujets sont-ils pris en compte par les pouvoirs publics?

E.L. Les politiques de production et de consommation sont aujourd'hui mêlées. Elles ont, du coup, des «angles morts» sur plusieurs sujets comme le volume global croissant de notre consommation ou encore l'impact des produits au-delà de l'achat… Prenez l'obsolescence programmée des produits: impossible, aujourd'hui, de changer la batterie d'un téléphone portable ou d'une tablette numérique. Ils ne sont pas réparables. Ce qui, en soi, pose un véritable problème.

 

En quoi la consommation est-elle du ressort du politique?

E.L. Nous faisons face à une transition difficile pour tous: entreprises, consommateurs et pouvoirs publics. Elle ne pourra se faire sans une construction collective et politique, sans la vision d'une société qui, dans trente ans, sera plus heureuse car moins fondée sur le confort matériel. Ce qui ne veut pas dire moins prospère ou moins créatrice d'emploi, les emplois devant glisser de la production à la maintenance, à la réparation, au service. Pour motiver l'effort nécessaire, nous devons créer la vision idéale d'une société désirable. Fondamentalement, c'est un projet de société, donc un sujet politique. Mais il existe, c'est vrai, un tabou politique à s'occuper de consommation. Pour beaucoup, cela revient à se mêler de la vie privée, à toucher à la liberté absolue des individus.

 

Vous rappelez, à ce titre, que consommer ne rend pas heureux…

E.L. Aujourd'hui, les économistes s'intéressent au bonheur. Leurs études indiquent clairement que celui-ci évolue avec l'augmentation des revenus et de la consommation, mais que, au bout d'un certain temps, il stagne, voire diminue, alors que la consommation continue à croître. Au début, il s'agit de répondre à des besoins vitaux, comme manger, s'habiller, puis la consommation prend un rôle statutaire et ostentatoire. Elle permet à chacun de se positionner sur l'échelle sociale. Or, le problème de l'échelle, c'est qu'il existe toujours un barreau au-dessus. Ce n'est jamais satisfaisant, et toujours frustrant.

 

Où en est-on du côté des entreprises? Sont-elles prêtes à changer?

E.L. Pour certaines, comme Philips ou Marks & Spencer, il ne s'agit plus de lancer une petite offre «verte», mais d'impliquer l'ensemble de l'entreprise. Philips a ainsi annoncé que 30% de son chiffre d'affaires viendra de produits de ce type en 2012. Leur postulat, qui est aussi ma conviction profonde, repose sur l'idée que c'est l'offre qui fait la demande et non l'inverse. Toyota est, à ce titre, exemplaire. Ils ont développé de manière proactive la Toyota Prius et la technologie hybride. Le marché trouvait cette voiture moche, chère et compacte. Ils ont fait en sorte que Leonardo DiCaprio, entre autres, la rende glamour. Ils ont mis les moyens en publicité, en marketing et ils ont tenu dans la durée, sur plus d'une décennie, avant que cela  marche. Dans les sondages sur la perception des marques, Toyota est devant tous les constructeurs français en matière d'engagement environnemental. Et, depuis le lancement de la Prius, la valeur de leur marque a augmenté de 80% dans le classement Interbrand.

 

Pour autant, Toyota ne remet pas en cause son modèle économique…

E.L. Comme pour la voiture électrique qui n'est pas encore commercialisée, nous sommes sur ce que j'appelle «le développement durable 1.0». L'entreprise essaie d'être la moins nuisible possible pour continuer comme elle l'a toujours fait, le plus longtemps possible. Or, fonder le développement économique d'une entreprise sur la possession d'une voiture individuelle et sur l'équipement de millions d'Indiens et de Chinois, c'est problématique. Les constructeurs vont-ils arriver à s'orienter vers l'auto-partage? Toyota, à nouveau, est l'une des seules entreprises du secteur qui avance sérieusement sur ce sujet. Aux Etats-Unis, elle a noué un partenariat avec Zipcar, la première société d'auto-partage du pays, pour comprendre comment cette offre va modifier, à terme, la conception et l'équipement des voitures.

 

Quels sont les freins, côté entreprises? On évoque souvent la faible implication du marketing…

E.L. Le développement durable doit être porté par une stratégie d'entreprise ambitieuse. Cela ne sert à rien de former les responsables marketing à ces enjeux s'ils sont toujours rémunérés, valorisés et promus sur des objectifs à très court terme qui n'ont rien à voir avec le développement durable. Quand Danone place un tiers du bonus de ses 500 premiers dirigeants sur des critères développement durable, ça va vraiment dans le bon sens. C'est ce qu'il faut faire.

 

Et du côté des consommateurs? Les alterconsommateurs plafonnent toujours à 20%…

E.L. Les études indiquent qu'ils sont en effet 20% à intégrer systématiquement les enjeux du développement durable dans leur consommation. Mais ils sont aussi 20% à le faire s'ils y trouvent un bénéfice santé et 20% à l'intégrer si c'est à la mode. D'où le rôle de la publicité, du marketing et des médias. Seuls 13% des consommateurs en France se disent non concernés. Il existe donc une attente réelle. Ce qui manque, c'est l'offre capable de révéler cette attente.

 

Quelles mesures proposez-vous pour modifier le comportement du consommateur?

E.L. Si l'on veut une génération qui consomme différemment dans trente ans, cela se joue maintenant. L'éducation doit donner les bons réflexes dès le plus jeune âge. Il faut aussi cibler les consommateurs à des moments clés, comme la grossesse, une période où l'on change plus facilement ses habitudes de vie. Enfin, comme la consommation est un fait social, il faut toucher les communautés et les groupes pour mieux sensibiliser les individus.

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