Dossier
La naissance en 2010 du marché des tablettes a dynamisé la diffusion de la presse numérique. Les éditeurs se sont lancés dans la course, sans forcément savoir quel rythme adopter… ni où se situe la ligne d’arrivée.

Ces jours-ci, un éditeur, le belge Rossel, offre une tablette Samsung en échange d'un abonnement à certains de ses titres... Pour illustrer le basculement de la presse magazine dans la dématérialisation, on ne saurait rêver mieux. «Cette année, nous allons vendre 3 millions de magazines, contre 2 millions l'an dernier», indique Aymeric Bauguin, directeur général de Relay.com. Ouvert en 2006, ce kiosque virtuel rassemble aujourd'hui 230 éditeurs et diffuse 600 magazines français en version PDF. Profil type de son client? Un homme (pour les deux tiers), âgé de 43 ans en moyenne et qui, à 80%, feuillette son magazine préféré sur une tablette.

 

De fait, le marché du tactile explose, comme le relève Nicolas Cour, directeur général d'Audipresse, la société d'études de la profession. «Il y avait mi-2012 3,5 millions de possesseurs de tablettes en France, contre 2,2 millions six mois auparavant, soit un bond de plus de 50%», indique-t-il. Sur la cible des cadres, dirigeants et foyers à hauts revenus, l'équipement atteint même 23%, soit un taux en progression de 12 points, trois fois supérieur à celui de la population dans son ensemble. L'arrivée de concurrents de l'Ipad à prix cassés couplée à celle du Père Noël devraient accélérer la cadence.

 

En écho, les chiffres OJD sont révélateurs. Paris-Match est ainsi passé de 1 428 ventes numériques hebdomadaires en juillet 2011 à 5 116 copies digitales par semaine en juin dernier. «Aujourd'hui, indique son éditeur Édouard Minc, les téléchargements, c'est comme si on ajoutait dans l'année une parution de Match en kiosque, ce qui est loin d'être négligeable.»

 

Face à cet engouement, une seule politique: multiplier les points de diffusion et tester tous azimuts des versions enrichies. «Tous nos magazines sont disponibles en version digitale dans les différents kiosques numériques, précise Elisabeth Leurquin, éditrice chez Marie-Claire de Cosmo, Avantages et Votre beauté. En plus, nous avons mis Cosmo dans Newsstand, le service d'Apple, depuis juin. Aujourd'hui, nous comptabilisons 2 800 téléchargements sur les kiosques classiques et 2 500 sur ce site.»

 

Aux Inrocks, qui flirtent désormais avec les 1 200 copies digitales vendues chaque semaine, Fabienne Martin, directrice déléguée aux activités numériques, détaille sa feuille de route: «Notre stratégie à court terme consiste à multiplier les points de vente. Nous sommes déjà sur Relay, un canal très dynamique qui représente la moitié de nos ventes, sur Lekiosk et dans l'Appstore. Nous réfléchissons aussi à aller soit dans le Newsstand d'Apple, soit dans le kiosque Epresse, et également à vendre le magazine directement sur notre site.»

 

Le prochain hors-série des Inrocks, un best-of de l'année à paraître le 20 décembre, sera par ailleurs disponible sur Android, le système d'exploitation qui équipe les tablettes Samsung. Pour l'occasion, cette version numérique embarquera de la musique via un partenariat avec Deezer et des interviews d'artistes filmées par la rédaction lors du dernier festival des Inrocks.

 

Course au numérique, mais jusqu'à quel point? «Aujourd'hui, personne ne peut dire quelle sera la façon de lire la presse sur tablette dans deux ans», estime Édouard Minc chez Lagardère. Pour Elisabeth Leurquin (Marie-Claire), «la tablette reste surtout présente dans le foyer, où elle passe de main en main, au conjoint, aux enfants... Il y a finalement peu de gens qui sortent leur Ipad dans les transports. Dans ces conditions, il faudra des années avant qu'elle ne morde sur la diffusion print. Sauf si, avec la baisse de prix, les comportements basculent plus vite que prévu.»

 

Ce risque de cannibalisation du papier est pour l'instant écarté par tous. «Ce n'est pas parce qu'on lit la presse digitale qu'on ne lit plus le papier, avance Nicolas Cour (Audipresse). Dans notre échantillon, 53% de ceux qui ont fréquenté le digital ont aussi lu le titre d'origine en print. Ce qui progresse, c'est la diversification des modes de lecture.» Même constat pour Aymeric Bauguin (Relay.com): «Plus le lecteur a un rapport affectif étroit avec son magazine et plus le papier garde de sa prépondérance. Un adepte de Maisons Côté Ouest préférera toujours lire son titre sur papier. D'ailleurs, nos clients consomment en moyenne 4,4 magazines papier par mois.»

 

Sur la route du digital, les écueils n'en sont pas moins nombreux. Techniques, tout d'abord. «Au début, c'était un peu La Piste aux étoiles, raconte Louis Orlianges, éditeur de GQ. On a même vu l'appli d'un magazine féminin mettre une nuit à se télécharger! Pour nous, il est impératif de rester en deçà des cinq minutes, ce qui limite le nombre de vidéos embarquées.»

 

Les annonceurs refusent, eux aussi, de payer les pots cassés de l'innovation. Interrogé par Havas Media dans le cadre du Livre blanc que l'agence vient de consacrer à la presse 2.0, Philippe Boutron, responsable média de Citroën France, explique que si «les ruptures technologiques sont là, les adaptations publicitaires ne suivent pas», qualifiant même la solution Iad d'Apple d'«usine à gaz». «Les fonctionnalités existent, il reste à inventer la communication qui va avec», confirme Nadine Medjeber, directrice des études média chez Havas Media et instigatrice de ce Livre blanc.

 

Libérés des kiosques physiques, les éditeurs sont confrontés, dans le monde virtuel, à de nouvelles contraintes. «Jusqu'en octobre, la version numérique de GQ était en vente à 2,99€ et subitement nos amis d'Apple l'ont passée à 3,59 €, poursuit Louis Orlianges. Ce n'est pas nous qui fixons le prix. Cela étant, nous n'avons pas constaté de baisse.» Certains éditeurs ont monté un GIE, Epresse, pour créer un kiosque en ligne et peser sur Apple, mais la firme américaine s'est jusqu'ici montrée intraitable. Dernier écueil, et non des moindres: réussir à monétiser à un niveau acceptable les contenus numériques. «À un moment donné, la question se pose de savoir quelles ventes on met en face de nos investissements, admet Fabienne Martin (Les Inrocks). Aujourd'hui, nous ne perdons pas d'argent: nous sommes prudents et cherchons à maîtriser nos coûts.»

 

Dans ce débat, une question émerge: faut-il, comme le font la plupart des éditeurs, offrir aux abonnés papier la version digitale de leur magazine? Aymeric Bauguin (Relay.com) a un avis iconoclaste: «Faire du digital un simple plus-produit me semble procéder d'une vision à court terme. Le but est plutôt de créer de la valeur. C'est ce que nous faisons sur notre kiosque en proposant des forfaits à 9,90 € qui permettent de télécharger jusqu'à dix magazines par mois. Créer des paniers moyens élevés et récurrents, voilà l'enjeu.»

 

Entre éditeurs, tous les coups sont permis

 

La nouvelle est passée inaperçue: il y a quelques semaines, Condé Nast a débauché chez son concurrent Mondadori la future éditrice de Vanity Fair, le titre qu'il compte lancer avant l'été. Francesca Colin est une recrue de choix car, au sein du groupe italien, elle avait hissé Grazia au rang de numéro 3, en pagination publicitaire, des hebdos féminins, derrière Elle et Madame Figaro. «Cela ne fait pas plaisir, mais c'est le produit qui importe», se console Ernesto Mauri, le PDG de Mondadori France.

 

Cette passe d'armes est révélatrice. En temps de crise, tout est bon à prendre... «Il y a une telle pression que les éditeurs utilisent tous les arguments marketing à leur disposition: le prix, le petit format pour toucher une cible plus jeune, les ventes couplées, les plus-produit... Tout est bon pour vendre», estime Sophie Renaud, directrice du pôle expertise presse chez Carat.

 

Mais ce combat ne va pas sans dangers. Tout le monde a en tête l'initiative lancée il y a quelques années par Axel Ganz avec son quinzomadaire télé à prix cassé, une machine à détruire de la valeur. La presse féminine, même si son modèle repose aux deux tiers sur la publicité, n'a pas grand-chose à gagner à cette guerre de la vente au numéro. Les news non plus, qui s'affrontent, eux, à coups de unes choc. Après Sarkozy et Hollande, c'est au tour d'Ayrault d'être victime d'un «bashing» permanent. Mais après tout, quelques milliers d'exemplaires en plus chaque semaine, même quand l'essentiel des ventes provient des abonnements, ne sont jamais à négliger...

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