Suisse
Longtemps mauvais élève du digital, le numéro un mondial de l'alimentation est aujourd'hui à l'écoute du Web depuis la Suisse. Objectif: soigner son e-reputation et accélérer ses ventes.

A Vevey, dans le canton de Vaud, en Suisse, au cœur du siège de Nestlé, une pièce vitrée à l'allure de tour de contrôle a pris une place ostentatoire parmi les salariés du numéro un mondial de l'agroalimentaire. Sur des dizaines d'écrans clignotent chiffres, statistiques, graphiques et nuages de mots clés.
Face à eux, une équipe polyglotte d'une douzaine de «digital accelerators» s'affairent pour ne rien perdre des discussions et commentaires des internautes sur les marques du groupe. Pour les plus internationales, telles Nescafé ou Kit Kat, le volume des conversations en cours est indiqué, en temps réel, et comparé à celui des marques concurrentes. Tout comme le niveau de «sentiment» vis-à-vis des marques.
Différents systèmes d'alerte sont en place. Si un sujet négatif émerge, il deviendra rouge à l'écran. Parmi les premiers objectifs de cette «war room», créée fin 2011: identifier toute critique, réagir rapidement aux sujets polémiques et converser avec les internautes pour accroître la bonne réputation de l'entreprise.

Le capitaine de ce vaisseau, Peter Blackshaw, directeur mondial du marketing digital de Nestlé, l'a présenté fièrement en octobre 2012 à l'agence de presse Reuters, auteur d'un reportage vidéo dans ses locaux, visible sur YouTube. Une opération porte ouverte qui détonne avec la communication corporate d'un groupe longtemps fermé comme une huître. Nestlé est d'autant plus fière de sa nouvelle communication digitale que l'entreprise fait figure de mauvais élève du Web. En cause, une gestion de crise classée parmi «les cinquante plus gros ratés des médias sociaux» dans le livre éponyme du journaliste-consultant Bernhard Warner paru en mars 2012.

L'ouvrage revient sur la cyberattaque orchestrée par Greenpeace. En 2010, l'ONG environnementale veut pousser Nestlé à ne plus utiliser d'huile de palme dans ses barres chocolatées Kit Kat: sa production détruit la forêt indonésienne tuant les derniers grands singes qui la peuplent. Avec un film choc où les barres chocolatées se transforment en doigts d'orang-outang ensanglantés, Greenpeace a incité les consommateurs à faire pression pour que Nestlé «donne une pause aux orangs-outangs». Avec succès.
Sur la défensive, Nestlé a multiplié les erreurs, menaçant notamment les internautes de poursuites judiciaires.

«Le groupe a toujours été timoré sur les sujets qui fâchent. (…) Il n'avait pas compris les nouveaux rapports de force instaurés par les réseaux sociaux et la puissance que procure la maîtrise du “buzz” et du viral», commente Olivier Cimelière, directeur de la communication du groupe Ipsos, communiquant blogueur et ancien de Nestlé Waters et Google. Pour lui, l'épisode malencontreux aura néanmoins eu un mérite: celui de créer un salutaire électrochoc au sein du top management du groupe.

Fin 2011, la multinationale, qui lutte désormais contre la déforestation, débauche un expert reconnu de la communication numérique, Pete Blackshaw, un ancien de Procter & Gamble, qui officie depuis 2006 chez NM Incite, une agence digitale codétenue par Nielsen et McKinsey. Les investissements publicitaires du groupe dans les médias sociaux sont multipliés par deux. La «war room» est créée, équipée du logiciel de veille en ligne de Sales Force. Quant aux équipes digitales, elles travaillent dans les règles de l'art en avançant à visage découvert sur la Toile.
L'entreprise se refuse par ailleurs aux achats massifs de fans ou aux subventions de billet positif auprès des bloggeurs influents. Peter Brabeck-Letmathe, président du conseil d'administration de Nestlé, y va même de son blog, intitulé Water Challenge, pour évoquer un sujet sur lequel Nestlé est régulièrement attaqué sur Internet: l'eau en bouteille.

Deux ans après l'électrochoc Kit Kat, l'initiative de Nestlé porte ses fruits. L'entreprise est aujourd'hui la douzième marque la plus réputée au monde selon le Reputation Institute, un sondage annuel réalisé auprès de 100 000 consommateurs. Elle était seizième en 2011. Mais l'artillerie mise en place ne sert pas uniquement à faire de la veille.
Nestlé est passé à l'étape suivante qui consiste à déployer une stratégie «d'engagement», c'est-à-dire de dialogue et de diffusion de contenus. Une démarche marketing proactive qui vise cette fois à améliorer ses parts de marché. «Nous croyons que le Web est en train de devenir le plus gros “focus group” au monde, a indiqué Pete Blackshaw à Reuters. Pour nous, il représente aujourd'hui l'opportunité d'aller au devant des besoins des consommateurs. Le top management vient à la rencontre de nos “digital accelerators” et repart avec des idées. Nous sommes sources d'inspiration et, nous l'espérons, de ventes.»

Quand la marque devient média

Nestlé n'est pas un cas isolé. A son image, les directions marketing des grands groupes s'équipent depuis deux ans de ces «war rooms». Dimitri Granger, directeur de Publicis Consultants Net Intelligenz, va même jusqu'à dire: «Il n'y a pas d'entreprise mature du point de vue marketing sans cette écoute extensive du consommateur.» Mais attention au fantasme du tout technologique. Les données aspirées par les logiciels demandent à être filtrées. La valeur ajoutée de l'analyste des médias sociaux est encore plus grande en matière de corporate. «L'analyse qualitative sera la dernière chose à être automatisée», confirme Stanislas Magniant, directeur-conseil RP internationales de Publicis Consultants, dont les équipes tiennent une veille sur la visibilité en ligne du groupe L'Oréal en tant qu'entité corporate. «La courbe d'apprentissage est importante dans l'expertise de l'e-influence. C'est un travail permanent où la réaction doit être rapide», témoigne Catherine Rose, directrice des relations médias corporate du groupe L'Oréal.

Qu'elles soient externalisées ou placées au cœur de l'entreprise, ces «war rooms» se retrouvent aujourd'hui chez les entreprises issues de secteurs traditionnellement à risques (énergie, agroalimentaire, chimie…) ayant subi, comme Nestlé, des situations de crise. Mais la plupart des organisations ne sont pas encore équipées. Christophe Ginisty, consultant en relations publics et président de l'IPRA (International Public Relations Association), dit encore rencontrer «des communicants de grandes entreprises qui ne sont pas intéressés». Pendant ce temps, d'autres ont pris plusieurs longueurs d'avance, comme les opérateurs télécoms et les sociétés de l'Internet… L'extraordinaire communauté de sympathisants de Free ou d'Apple, la maîtrise du langage et du rythme des médias sociaux offrent à ces entreprises un vrai effet de levier quand il s'agit, qui de lancer une offre commerciale, qui de se défendre contre une attaque minant sa réputation.
Certains, comme Oasis ou Oreo, utilisent même leur veille dans une logique de conférence de rédaction, pour déterminer les contenus originaux qu'ils mettront sur leur page Facebook, leur compte Twitter ou sur Instagram, afin de coller à l'actualité et gagner une part d'audience et de sympathie. La marque est alors média.

Les technologies évoluent cependant plus vite que les organisations. Ainsi, chez Nestlé, la division Waters «reste d'une grande discrétion sur les réseaux sociaux, écrit Olivier Cimelière sur son blog. Sur son site corporate, on remarque juste une timide page Facebook intitulée “The Upcycling Factory” ouverte en juillet 2012 pour évoquer le recyclage des bouteilles en plastique.» Mais pas de trace du blog de Peter Brabeck-Letmathe. Et de conclure: «Etonnant, à la lumière de la pertinente stratégie déployée par Pete Blackshaw et ses équipes où le dialogue digital n'est pas un simple et gentillet filet d'eau!» Ainsi, même en interne, il reste à convaincre pour intégrer les réseaux sociaux dans les stratégies de communication.

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