Dossier magazines
Longtemps prospère, la presse féminine haut de gamme commence à subir les effets de la crise. Comment continuer à séduire des lectrices plus jeunes et plus infidèles, et rester un écrin pour les annonceurs ?

Ils ont longtemps vogué sur les eaux calmes d'une diffusion sans histoires. Las! La famille des féminins haut de gamme, l'une des plus préservées jusqu'alors, commence, à son tour, à subir les effets de la crise. En 2012, la presse féminine, qui représente 360 millions d'exemplaires vendus par an, a marqué le pas, avec un recul de 3,4% (-2% en 2011). Les hauts de gamme (en opposition aux féminins pratiques, comme Femme actuelle ou Prima) représentent 81,6 millions d'exemplaires vendus en 2012, soit 22,4% de la presse féminine au global (voir tableau OJD). Au premier semestre 2013, les titres de la famille ne semblent pas reprendre de couleurs: hormis le mensuel Causette, qui joue la contre-programmation féministe et voit sa diffusion 2012-2013 bondir de 34,1% (DSH), l'heure est globalement à la baisse.
«La vente au numéro est devenue difficile», soupire Arnaud de Contades, patron du groupe Marie-Claire. En gros, la famille a connu de fortes hausses jusqu'en 2008, grâce à une dynamique positive de ventes instaurée, notamment, par le lancement des magazines au format "pocket"», rappelle-t-il. Xavier Romatet, président-directeur général de Condé Nast France, rappelle, à toutes fins utiles, qu'«en France, on perd mille points de vente par an. Et les grosses locomotives de ventes, qu'étaient la presse quotidienne nationale et la presse TV, ne font plus venir les consommateurs en kiosques».
Pourtant, il y a encore quatre ans, on voyait le segment haut de gamme comme un nouvel eldorado, avec l'arrivée, en 2009, de ce que l'on appelait encore les féminins «nouvelle génération»: les Grazia (Mondadori France), Envy (Marie-Claire) ou encore Be (Lagardère Active). Ces hebdomadaires, qui venaient chasser sur les terres de Elle ou Madame Figaro, les seuls haut de gamme du marché français, entendaient coller aux attentes des lectrices les plus jeunes, ultraconnectées et folles de mode, habituées aux rotations rapides des enseignes de prêt-à-porter comme H&M ou Zara. Las!

 

Un lectorat, nouvelle génération

Aujourd'hui, seul survit Grazia dans la famille des hebdomadaires. «Nous avons énormément travaillé sur notre valeur de marque et notre prescription, pour un lectorat dont le regard a beaucoup évolué par rapport à leurs aînées», souligne Carole Fagot, directrice exécutive du pôle femme de Mondadori France. Envy a disparu corps et biens, absorbé par Be qui est passé à une périodicité mensuelle en octobre 2012. «Notre analyse du marché de l'époque se fondait sur les magazines people décomplexés comme Voici, Closer et Public et le succès de magazines trentenaires haut de gamme comme Cosmopolitan ou Biba. Nous pensions qu'il y avait une place à prendre au centre», rappelle Franck Espiasse-Cabau, éditeur France et international du pôle féminin de Lagardère Active. Sauf que les 25-35 ans, visées par le titre, ne sont pas, autant que leurs aînées, accros au papier glacé... Aujourd'hui, le Be passé en mensuel «cible une lectrice plus jeune que celle de Elle, et chez qui le réflexe kiosque hebdomadaire n'existe pas», explique l'éditeur.

Car voilà bien le nouvel enjeu pour cette famille encore prospère: «Nous avons affaire à une nouvelle génération qui achète moins la presse et n'a plus l'habitude de mettre le prix dans un titre haut de gamme», déplore Xavier Romatet. A leur arrivée, les nouveaux hebdos ont adopté des effets de yo-yo sur les prix, en multipliant les opérations promotionnelles à un euro, qui ont profondément modifié le «pricing» de la famille. «On a dénaturé un marché de valeur, qui est devenu un marché de volume et d'opportunisme», déplore Xavier Romatet. Ainsi, le vétéran Elle (Lagardère Active), autrefois vendu 2,30 euros, avait, en 2009, annoncé son intention de baisser son prix de vente à deux euros, afin de toucher une cible plus large, et ne pourra sans doute jamais remonter son prix... «Lorsque l'on vend un titre un euro, la rentabilité devient plus complexe...», lance Sophie Renaud, directrice de l'expertise presse chez Carat.

Et si, au lieu de vendre un titre à un euro, on le proposait gratuitement? Pour réagir aux nouvelles donnes du lectorat féminin, le groupe Marie-Claire a fait un pari osé dans le monde du haut de gamme, avec le lancement de l'hebdomadaire gratuit «freemium» Stylist, le 18 avril 2013. «Pour rencontrer notre cible - la femme active qui va plus vers les contenus digitaux que vers les kiosques -, nous avons choisi d'adopter un média "push"», explique Gwenaelle Thebault, directrice générale et éditrice de Stylist. L'hebdomadaire revendique aujourd'hui une diffusion de 438 652 exemplaires en moyenne, soit un taux de distribution de 90%. Avec une pagination publicitaire de moins de 10 pages pour 56 pages par numéro, l'hebdo est diffusé de la main à la main dans les quartiers chics et les quartiers d'affaires des dix plus grandes villes françaises. Pourtant, nombreux sont ceux qui pensent, à l'instar de Sophie Renaud, qu'«il est difficile de marier puissance et affinité». Réponse d'Arnaud de Contades chez Marie-Claire: «On cible Stylist par ses lieux de distribution, et si les gens le prennent et le lisent, c'est qu'ils sont impliqués. Quoi qu'il en soit, on aura du mal à faire, dans le futur, de très grosses diffusions dans la presse payante».

«Que la chute des diffusions soit inéluctable, avec des baisses à deux chiffres, c'est une certitude absolue!», s'exclame Xavier Romatet. Au sein des Editions Jalou (Jalouse, L'Officiel, etc.), on dit se préparer depuis longtemps à cet inexorable déclin: «Si demain les diffusions baissent de moitié, cela ne pose qu'un problème d'adaptation du modèle économique», estime Benjamin Eymère, directeur général. «En même temps, lorsqu'on est Bottega Veneta (marque de luxe italienne), quel est l'intérêt de payer pour toucher 300 000 personnes alors qu'en France, il n'existe pas autant de personnes capables de s'offrir ses produits», résume le jeune homme, provocateur à dessein.

 

Des annonceurs friands du haut de gamme

L'avenir a-t-il les contours du premium? Le marché haut de gamme se signale encore par son dynamisme, avec, cette année, le lancement de Vanity Fair par Condé Nast. Le groupe Marie-Claire annonce pour début 2014 celui de Harper's Bazaar, éternel concurrent de Vogue. Nombreux sont ceux qui évoquent le contexte d'expression offert aux marques, indissociable de cette famille de presse. «Les annonceurs viennent chercher un environnement luxueux, un écrin dans la presse féminine haut de gamme», souligne Arnaud de Contades. Avec Harper's Bazaar, nous nous adressons à des cibles restreintes, exigeantes et qualitatives».

Condé Nast, avec son Vanity Fair français au lancement extrêmement médiatisé, pour un investissement total de 15 millions d'euros, table, à terme, sur une diffusion, de 100 000 exemplaires. Les deux premiers numéros se sont vendus respectivement à 295 000 et 210 000 exemplaires au tarif promotionnel de 2 euros. Pour le troisième numéro, vendu 3,95 euros avec un homme, Michael Douglas, en couverture, les chiffres de ventes seraient de 70 000 exemplaires en première semaine. «Il est temps que les annonceurs et les publicitaires comprennent que le succès d'un média n'est pas corrélé à sa diffusion, mais à son audience et à sa réputation, une peu comme Hermès, qui a une réputation supérieure à son nombre de clients», relève Xavier Romatet.

Mais Vanity Fair est-il vraiment un magazine féminin? «C'est plutôt un titre mixte qui a pris des parts au gâteau des féminins», estime Véronique Priou, responsable de la presse chez Vivaki. Tout comme «d'autres titres pas stricto sensu féminins comme M Le magazine du Monde», estime l'experte. Il existe désormais une porosité du marché avec les suppléments lifestyle des news magazines, comme, également, Styles, le magazine de L'Express. Pour Stéphanie Jolivot, éditrice de Madame Figaro, la concurrence peut encore prendre de nouvelles formes: «Le site d'e-shopping haut de gamme américain Net-à-porter a annoncé le lancement print de Porter, un magazine de "read and shop". Au moment où l'on ne parle plus de magazines mais de marques, cela représente une nouvelle concurrence».
Un marché peuplé de rivaux de plus en plus nombreux, avec un gâteau publicitaire en réduction de 1,2% (source: Kantar Media, 2012/2011) et un lectorat moins fidèle... «Les éditeurs doivent veiller à inclure, dans leur modèle économique, des prix de vente assez élevés pour une cible ultraqualifiée, sachant que les annonceurs continuent à être friands de ce type de presse», conseille Véronique Priou, qui prévient tout de même des «risques de consanguinité». Sa consœur de chez Carat, Sophie Renaud, partage la même analyse: «On recherche de plus en plus l'affinitaire, et on n'a tendance à ne s'adresser qu'aux plus riches ! Mais les 8% les plus fortunés ne vont peut-être pas cumuler tous les titres de presse. D'autant qu'ils sont les premiers à se tourner vers le digital...»

Pour autant, les féminins haut de gamme peuvent sans doute compter, pour quelques années encore, sur leur statut de bel objet que l'on feuillette avec volupté et que l'on est heureux de laisser traîner sur la table du salon. Dans dix ans, les seuls titres survivants dans la presse française seront-ils les magazines de luxe élitistes?

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.