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Dessine-moi un meuble
06/06/2003Le tandem marque- designer tend à proliférer, pour le plus grand bonheur de tous. À la base, une cohabitation tantôt tumultueuse, tantôt raisonnable.
Été 1999 : elle est béarnaise, lui est américain. Elle se retrouve à la tête de l'entreprise familiale de linge, la société des Tissages Moutet, en quête de renouvellement. Lui est un designer mondialement connu qui travaille notamment pour Hermès depuis quatorze ans. Cet été-là, Catherine Moutet et Hilton McConnico se rencontrent à Paris.« Elle a joué cartes sur table,se souvient avec plaisir Hilton McConnico.Elle avait de l'enthousiasme et le désir de sauver cette entreprise basque douée d'un beau savoir-faire. Elle était prête à prendre des risques et avait déjà commencé à révolutionner ses collections avec de la couleur. Ce fut un coup de foudre entre nous, professionnellement parlant, poursuit l'artiste avec humour.À l'époque, je travaillais déjà avec Hermès, une autre entreprise familiale soucieuse du travail bien fait. Je ne pouvais qu'être séduit par sa proposition. »
Même écho enthousiaste chez Catherine Moutet.« Lorsque j'ai rencontré Hilton McConnico, j'avais déjà amorcé ce type de partenariat avec des créateurs, notamment avec les artistes de Robert Le Héros. L'histoire de ma petite entreprise familiale du Sud-Ouest lui a plu. Il a accepté de participer à son relancement et notre savoir-faire autour de la couleur l'intéressait. Sa nappe Arc-en-Ciel est devenue un best-seller malgré son prix et a longtemps été vendue dans la boutique du Musée d'art moderne de New York. »La collaboration est heureuse. En effet, quelques milliers de nappes plus tard, les tissages Moutet renouent avec les bénéfices et entreprennent d'élargir leurs prestigieuses collaborations (Élisabeth de Senneville, Manuel Canovas, Christian Tortu).
Un exemple parmi d'autres, qui illustre cette tendance de fond. Le partenariat d'une marque avec un designer fait, en effet, des émules. Dans la mode : Michel Perry pour Weston, Marcel Marongiu pour Ramosport et Murakami pour Vuitton. Dans les arts de la table : Olivier Gagnère et Hervé Van der Straeten pour Bernardaud, Enzo Mari pour Daum et Matali Crasset pour Saint-Louis. Dans la joaillerie : Elsa Perreti (1) et Paloma Picasso pour Tiffany&Co. Le même Tiffany, pour développer sa croissance externe, lance aux États-Unis une nouvelle enseigne de joaillerie du nom de la créatrice Temple St.Clair. Et, dans le secteur de l'ameublement, les designers Didier Gomez, Pascal Mourgue, Erwan et Ronan Bouroullec et Jean-Charles de Castelbajac oeuvrent pour le groupe Ligne Roset/Cinna tandis que Paola Navone, Pierre Paulin, Marc Berthier et Massimo Iosa-Ghini sont partenaires de Roche Bobois.
Chef de file de ce mouvement, un certain Philippe Starck, qui a su, médiatiquement parlant, donner son envol à la profession. Bref, le tandem marque-designer tend à proliférer. On dit même que Carrefour devrait faire appel à une griffe pour valoriser son offre dans les arts de la table. En filigrane se profile l'animation de l'offre et de la communication. Cette stratégie est bel et bien porteuse tant en termes d'image que de chiffre d'affaires.
« L'ameublement a été précurseur dans ce domaine,explique Maud Stéphan, directeur des études luxe d'Eurostaf.En s'appuyant sur des designers, ce secteur réussit à donner une dimension créative et de mode, notamment sur le segment du haut de gamme. Toute l'astuce consiste à faire intervenir le designer, non pas sur le fonds de commerce, ce qui diminue d'autant la part de risque, mais plutôt sur des lignes prestigieuses vendues nettement plus cher. »
Les années soixante-dix ouvrent la voie
C'est en fait l'évolution du marché qui fait débuter le mouvement dans l'ameublement, secteur très traditionnaliste.« Dans les années soixante-dix, ce secteur comprend qu'il faut s'intéresser au marché du contemporain. Certaines entreprises cherchent à enrichir leur offre dans ce sens et à actualiser leur image en faisant appel à des designers et en s'appuyant sur leur notoriété »,confirme Gérard Laizé, directeur général de Valorisation de l'innovation dans l'ameublement (VIA).
Dans ce contexte, même si la copie d'ancien reste prépondérante en France, la diversité de création est grande, mais les repères tendent à s'éparpiller, voire à disparaître.« Désormais, il n'y a plus guère de repères dans le meuble et la maison. Auparavant, on vendait de l'histoire ou de la qualité de fabrication. Aujourd'hui, on vend une apparence, une fonction, un confort. Et c'est à la marque et au designer de prendre le relais. En outre, la présence d'un designer renforce le côté humain nécessaire pour donner de l'âme au produit »,renchérit Christophe Gazel, directeur général de l'Ipéa (Institut de promotion et d'études de l'ameublement.). Et quand Ikea, numéro un mondial du meuble, ajoute, dans ses catalogues, la photo de ses designers, peu importe qu'ils soient mondialement inconnus, c'est l'ensemble qu'on humanise.
Quid de la cohabitation ?« Nous n'avons pas d'atelier de design intégré. Nous travaillons avec des designers indépendants, dont certains, tel Hans Hopfer, nous accompagnent depuis longtemps dans l'aventure,explique François Roche, codirecteur de Roche Bobois.Ils sont imprégnés de la culture Roche Bobois, qu'ils suivent dans son développement et dans son évolution. Les designers sont intégrés à notre réflexion quotidienne en matière de création. On donne quelques pistes de recherche, tantôt à l'un d'entre eux, tantôt à plusieurs. Le créateur apporte beaucoup, mais la marque aussi. C'est donc une aventure commune. »Plus récemment, Roche Bobois s'est associée à de grandes signatures pour doper les gammes contemporaines. Le prochain sur la liste : Vladimir Kagan, le designer vedette américain.
Quant au groupe Ligne Roset/Cinna, c'est à la fin des années soixante-dix qu'un changement radical s'opère. Fini le temps des créateurs intégrés, on passe à la vitesse supérieure.« Au début de la décennie quatre-vingt,souligne Patrick Sztajnbok, directeur commercial de Ligne Roset,le groupe décide de diversifier les sources d'inspiration pour accroître l'offre. Il fait appel à des designers indépendants immergés dans de grandes métropoles internationales. Certains ont une envergure internationale. D'autres agissent plus au niveau local, tel Peter Maly en Allemagne, ce qui permet de flatter le chauvinisme de la clientèle des pays où l'on est présent. »
Fixer les règles du jeu
Ce changement de stratégie devient un postulat pour le groupe.« C'est en même temps un risque, puisque l'on se confronte au star-system et à une communauté d'intérêts. Mais c'est un pari que nous prenons et nous construisons toute notre communication sur cet axe,ajoute Michel Roset, directeur général en charge de la création et des relations avec les designers.L'engagement est commun, avec une règle du jeu et des limites. Il existe une affinité entre nous. Même s'il y a débat, nous partageons beaucoup d'idées et avons une grande connivence. Il s'agit d'une prise de risque partagée. »
Chez Bernardaud, c'est aussi la volonté de s'ouvrir à un marché plus contemporain qui renforce le virage vers de grandes signatures, même si la quasi-totalité des gammes est conçue en interne.« Notre métier est de plus en plus interpellé par la mode,argumente Michel Bernardaud, pdg de l'entreprise de porcelaine.Il faut coller à l'air du temps et davantage s'ouvrir à des influences extérieures. »
Les relations sont-elles exclusives ? Pas de réponse directe, mais un modus vivendi semble s'être établi.« Les designers ne travaillent pas exclusivement pour nous,déclare-t-on dans les staffs,et heureusement. Nous travaillons en bonne intelligence. Il y a des sens interdits à la fois pour eux et pour nous. »
Un métier hyperaffectif
L'originalité de la relation professionnelle réside sans doute dans l'importance de la rencontre, de l'affectif et de l'humain. Ces aspects font l'unanimité. Les uns et les autres considèrent même qu'ils ne peuvent s'en passer.« La relation personnelle est très importante,explique Olivier Gagnère, qui travaille pour Bernardaud depuis onze ans.Il doit y avoir une complicité et une même sensibilité en matière de création. Il faut une similitude de références et, pour nous designers, il est indispensable que nous nous sentions à l'aise avec l'histoire de l'entreprise. »
De fait, pour que cette relation professionnelle s'inscrive dans la durée, une relation de complicité, voire d'amitié, doit s'établir. Et l'entreprise doit avoir l'audace de faire confiance à son designer en matière de création :« On ne peut lui tenir le crayon, sinon autant avoir un atelier intégré »,répond, pragmatique, Patrick Sztajnbok.« C'est un métier hyperaffectif,rappelle Gérard Laizé (VIA).Avec un produit où fonctionnalité, émotion et plaisir doivent être réunis. On est comme dans un couple, entre les grands gestes d'amour et les grandes gueulantes. »C'est d'ailleurs pour cette raison que les designers ont, à tort ou à raison, souvent été jugés insupportables. Caprices de stars, extravagances de divas ?« C'est vrai, ce sont des personnalités fortes, mais elles ont du relief et ces aspérités aboutissent à des objets percutants. Il est vrai aussi que c'est parfois difficile à gérer, mais c'est ce qui en fait le côté passionnant »,s'amuse Michel Roset.
À titre d'exemple, obtenir un rendez-vous de Jean Nouvel relève d'autant plus de l'exploit que celui-ci, porté par sa légende, ne fait aucun compromis. Cependant, le canapé qu'il a signé en 1991 pour Ligne Roset et réalisé en vingt exemplaires seulement, est déjà présent dans trois musées et devrait valoir chez Christie's une petite fortune dans une cinquantaine d'années. Dans un même registre, on ne compte plus les anecdotes sur Philippe Starck.
François Roche, lui, n'apprécie guère les divas et préfère ne pas travailler avec elles.« Notre seule et unique diva, c'est le grand public. Il m'est arrivé de couper les ponts quand j'ai vu que, pour des raisons de caractère, cela ne pourrait pas marcher,précise-t-il.Mais on a parfois de bonnes surprises : Paola Navone est une femme formidable, chaleureuse et en même temps professionnelle. »
Les femmes designers seraient-elles plus faciles à vivre au bureau ? Peut-être. Chez Tiffany, Agnès Cromback, directrice générale de la filiale française, rappelle qu'Elsa Peretti et Paloma Picasso, qui travaillent respectivement depuis trente et vingt-six ans pour le joaillier américain, sont loin d'avoir la grosse tête en dépit de leur forte personnalité, et sont toujours aussi impliquées dans leur travail.« Reconnaissons qu'à la base, ce ne sont pas des gens simples,admet Gérard Laizé.Le design peut, au besoin, leur servir de thérapie. »
Ce n'est d'ailleurs pas dans cette confrontation de personnalités que se situent les limites du système mais plutôt dans la cohabitation entre deux notoriétés, celle de la marque et celle du designer. Certaines marques mettent ce dernier en avant jusque dans leur communication, tels Cinna, Ligne Roset, voire, dans une moindre mesure, Roche Bobois et Tiffany. D'autres, comme Bernardaud, se montrent plus discrets.
L'équilibre est difficile à trouver, car il n'est pas question que l'un cannibalise l'autre. Les marques veulent bien être mises en avant mais ne sont pas toujours prêtes à reconnaître officiellement la part du créateur dans la valorisation du produit. Et Gérard Laizé de conclure :« Dans la mode, cela fonctionne bien, chez Dior avec John Galliano ou chez Chanel avec Karl Lagerfeld. Mais dans le secteur automobile, pour éviter toute concurrence, les constructeurs - Renault par exemple - se gardent bien de donner les noms de leurs designers, même s'ils n'ont rien à envier aux plus connus. »
(1) La designer Elsa Peretti conçoit également certaines collections d'arts de la table pour Tiffany, aux États-Unis.