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Paroles d'hommes sur parfums de femmes
20/11/2003« J'aime », « J'aime pas ». La gent masculine n'est pas très inspirée pour parler du parfum des femmes. Enquête.
« Pardonnez-moi, puis-je vous demander le nom du parfum que vous portez ? Il sent merveilleusement bon. »Quelle femme n'a pas rêvé d'entendre cette question magique, posée par un charmant inconnu ? Avouez qu'une telle rencontre est aussi rare que celle avec un billet de 500 euros sur le trottoir ! Car la gent masculine est manifestement avare en prose célébrant notre délicat sillage parfumé. Spécialistes ou profanes du parfum s'accordent à dire que ce domaine lui est plutôt étranger :« Les hommes ne sentent rien. Ils ne connaissent rien au parfum ! Et quant à les faire parler du sujet, autant leur demander la lune ! »,affirme la vendeuse d'un grand magasin.« Les hommes parlent beaucoup des femmes, mais peu de leur parfum »,reconnaît Jacques Helleu, directeur artistique des parfums Chanel. Quant aux principaux intéressés, leurs avis sont, hélas, « parlants » : le mari d'une journaliste, d'ailleurs spécialisée dans la beauté, avoue sans chichi que sa« femme n'a pas besoin de cocotter pour susciter chez lui des pulsions aphrodisiaques ». Un autre déclare que l'essentiel, c'est qu'une fille sente la fille. Et de préciser :« Du moment qu'elle ne sent pas les dessous de bras ! »Sans commentaire.
Dans les parfumeries, les propos entendus ne sont guère plus rassurants. Ils se réduisent souvent à quelques monosyllabes ou onomatopées. L'homme souffrirait-il d'anosmie ? Aurait-il perdu son nez au cours de l'évolution ? Pas du tout. L'homme sent les odeurs comme vous et moi, d'autant que notre société s'inonde toujours plus chaque jour de déodorants et autres essences odoriférantes. André Holley, professeur de neurosciences, résume dans son livreÉloge de l'odorat(Éditions Odile Jacob) l'importance des odeurs pour chacun d'entre nous :« L'odorat, bien qu'il soit le sens le moins éduqué, le moins élaboré verbalement, est inconsciemment le plus puissant dans la communication interhumaine. »De fait, les hommes ne se sont pas totalement indifférents aux parfums féminins. Ils ont surtout du mal à verbaliser ce qu'ils sentent et ressentent, et ceci pour quatre raisons. La première correspond simplement à l'usage du parfum, différent chez les hommes et chez les femmes. S'ils sont peu renseignés sur le sujet, c'est que la gent masculine appréhende surtout le parfum de manière utilitaire, comme un atout pour séduire. À en croire les vendeurs, les clients en quête d'une fragrance qui « excite les femmes » sont plus nombreux qu'on ne l'imagine. Même si, dans les parfumeries en libre-service, certains privilégient la publicité ou l'emballage, sans avoir senti la fragrance. D'autres peuvent être séduits par le flacon, même s'ils n'aiment pas l'odeur du parfum. D'où le travail des marques sur l'impact visuel, de plus en plus crucial, en particulier sur les points de vente, au détriment de la qualité et de l'originalité de la senteur, qui reste souvent banale. Les femmes, en revanche, ont un rapport plus intime avec leur parfum. Elles le portent parce qu'il leur plaît et qu'il exprime leur personnalité. La preuve ? Beaucoup d'hommes ne se risquent pas à leur offrir un nouveau parfum, de peur de se tromper. Leur achat porte souvent sur ce qu'elles possèdent déjà, et si tel n'est pas le cas, ils demandent conseil ou repartent simplement avec une valeur sûre.
La deuxième difficulté à parler d'un parfum, sémantique, n'est pas une exception masculine. Ce n'est pas si simple de trouver les mots justes. L'odorat est un sens qui ne possède pas vraiment son propre vocabulaire. Si l'on compare le langage de la couleur à celui de l'odeur, on constate qu'il existe un nombre considérable d'adjectifs s'appliquant directement à une teinte : jaune, vert, rouge, etc. Mais quasiment aucun pour parler d'une odeur. Lorsque celle-ci est émise par un objet, une pomme ou du jasmin par exemple, on dira simplement une odeur de pomme ou de jasmin. Et l'on décrit plus souvent ce que l'on voit que ce que l'on sent. En outre, le vocabulaire propre aux parfumeurs, à commencer par les trois strates de la pyramide olfactive (notes de tête, de coeur et de fond), ou encore le classement qui regroupe les parfums en cinq familles (floral, chypre, cuir, ambre et fougère), sont inconnus du public. Qui sait à quelle famille appartient L'Heure bleue de Guerlain ou Opium d'Yves Saint Laurent ?
Un érotisme difficilement formulable
Le troisième problème rencontré par l'homme pour décrire un parfum est lié à la sensation que ce dernier lui procure : le message olfactif suscite en lui une émotion - comme en chacun de nous -, qui court-circuite ses défenses rationnelles et qu'il a, encore une fois, du mal à verbaliser. Pudique, il a plus de difficultés qu'une femme à exprimer ce qui est de l'ordre du sentiment. Ce n'est pas un hasard s'il a plus de mal qu'une femme à dire « Je t'aime ».
La dernière raison tient à la dimension érotique du parfum. Quand elle se mêle à l'odeur de la peau, une fragrance peut déclencher une forme d'excitation. Selon les psychiatres, le discours d'un homme, lorsqu'il apprécie un parfum sur une femme, sera moins assuré, voire quasi nul, car son ressenti est lié au désir et à l'excitation, qu'il ne peut pas contrôler.« L'érotisme olfactif existe dans toutes les civilisations, mais on l'exprime avec plus ou moins de réticences »,affirme de son côté la psychanalyste Gisèle Harrus-Révidi, auteur notamment dePsychanalyse de la sensualité(éditions Payot). Ainsi les hommes ont-ils un champ sémantique relativement réduit et simple, presque codé, que les vendeurs utilisent également. « J'aime bien » (ou « Je n'aime pas »), « Ça sent fort » (comprenez, c'est opulent ou charnel), « C'est léger », (entendez sensuel). Pas étonnant que les grandes marques recommandent à leurs vendeurs de présenter leurs produits à l'aide d'un vocabulaire imagé ou très général, loin de toute connotation de séduction : dire par exemple qu'une fragrance exprime la pureté ou bien la paix, l'élégance, la joie, etc. Devant un client masculin, toute information concernant les composantes de la fragrance est à proscrire.« Ils se moquent de savoir s'il y a du jasmin ou de l'ylang-ylang dans le parfum. Je suis même sûr que, pour certains, ylang-ylang est un nom de chien ! »,ironise Francis Giacobetti, ce « nez » à qui l'on doit moult fragrances. Bref, pour sa belle, le mâle veut d'abord un parfum « qui sent bon ».
Mais ne désespérons pas. Il arrive que, petit à petit, l'homme se laisse apprivoiser et consente, à plus ou moins long terme, à s'exprimer. Voici une liste non exhaustive de généralités glanées, ici et là, sur les parfums de femme.« Tous deux ne doivent faire qu'un »,disent-ils d'abord en substance. Pour l'un, c'est le« petit plus, comme le maquillage qui rend la peau plus belle ». Pour un autre,« une femme ne peut pas sortir sans, et n'est pas complètement habillée si elle n'en porte pas ». Un jeune homme s'accorde avec un autre pour estimer qu'une femme doit être« infidèle à son parfum ». Mais, en général, à chaque femme correspond une fragrance, au moins dans l'esprit des hommes.
Pour Jacques Helleu, cet adage est également valable en création : même s'il existe incontestablement un esprit Chanel, chaque parfum de la maison est porté par une femme dotée d'une forte personnalité. C'est l'unique formule qui rend la magie opérante.« J'aime la façon dont Jean-Paul Guerlain parle de ses créations en disant qu'il fait naître tous ses parfums en pensant à une femme,explique-t-il.Ce qui compte, c'est la séduction. Tel ou tel type de femme ne m'inspire pas particulièrement, car chacune est unique. Il s'agit plutôt d'une rencontre, sur une photo ou dans un film, par exemple. Pour le nouveau visuel de Coco Mademoiselle, shooté par Michael Thomson, Kate Moss est très mutine, presque provocante. Et même si elle a prêté son image à d'autres marques, elle possède une force d'évocation et une personnalité qui collent parfaitement au parfum. Elle est en totale rupture avec Inès de la Fressange, que j'avais choisie pour incarner Coco. »
La majorité des hommes affirme aussi, et avec raison, qu'un parfum de femme véhicule des souvenirs.« Un parfum qui éveille les sens ne s'oublie jamais »,déclare Giorgio Armani. Jacques Helleu rappelle que certains peuvent même devenir « tabous », tant ils évoquent un souvenir malheureux.« J'avais eu un jour l'idée de faire un film publicitaire sur un homme cherchant en vain une femme qu'il a connue,raconte-t-il.Il trouve la maison qu'elle a habitée, entre dans sa chambre et ramasse une brassée de vêtements. Enfin, il plonge le visage dans ses robes pour respirer son odeur et la retrouve. La puissance d'évocation du parfum est telle qu'il peut presque se substituer à cette femme. »Pierre, un célibataire, nie mordicus que ses parfums préférés soient liés à un souvenir :« J'adore Fleurs d'Orlane et Féminité du bois de Shiseido. »Il se trouve que, justement, ces deux-là étaient portés par une femme qu'il avait intensément aimée. Tiens, tiens, comme par hasard...
Une image idéalisée de la femme
Les hommes avouent parfois leur attirance pour les parfums doux, légers et fleuris. Et de citer Shalimar de Guerlain, un capiteux oriental, ambré-vanillé ! Gisèle Harrus-Révidi avance une explication à ce type d'erreur :« L'évocation d'un parfum frais et léger correspond souvent à l'image idéalisée d'une femme pure, ce qui renforce leur virilité. »Il arrive aussi que les hommes voient juste. Ainsi, un parfum est très souvent évoqué pour sa fragrance douce et fleurie : Flower de Kenzo. Avec raison. Même justesse d'analyse pour l'Eau d'Hadrien d'Annick Goutal ou le nouveau Hugo Boss Woman Intense. Stella, de Stella McCartney (un bouquet de roses) remporte aussi les suffrages de la fragrance fleurie. Night d'Emporio Armani et Instant de Guerlain semblent plus difficilement qualifiables à nos amis de la gent masculine, qui disent pourtant les apprécier.
Finalement, quels sont les hommes qui parlent le mieux des parfums de femme ? Logiquement, ceux qui en portent, parfumeurs ou amateurs « éclairés ». Francis Giacobetti s'est longtemps nimbé de parfums féminins. Du moins ceux des femmes qui l'attiraient : il avait ainsi l'impression de les connaître davantage. Cuir de Russie, de Chanel, créé en 1924, a beau avoir été le premier jus de la famille des cuirs composé pour une femme, Andy Warhol l'adorait. Récemment, un ami étalait sur sa main du lait pour le corps Chance de Chanel :« J'adore ce parfum, son côté fleuri sur ma peau joue le contraste. C'est étonnant, irrésistible. »Même si leurs motivations ne sont pas toujours les mêmes, beaucoup d'hommes agissent ainsi. Avouons que cette ambiguïté est séduisante...
De toute façon, de nombreux parfumeurs ne créent pas à destination d'un sexe en particulier. Les parfums de Jean-Claude Ellena pour Frédéric Malle, L'Artisan parfumeur ou The Different Company sont mixtes. Bois d'iris, de cette dernière marque, a aussi bien séduit Catherine Deneuve que Georges Tabary, directeur général de la marque, qui a pourtant longtemps porté Vétiver de Guerlain.
Le parfumeur adopte une attitude ambiguë et un double discours face au parfum. En tant que créateur, il est actif et sa démarche reste intellectuelle, explique Jean-Claude Ellena. Ses propos sont alors extrêmement techniques, passionnants pour les gens du métier, mais un peu abscons pour le public. En revanche, en tant que spectateur, il devient passif et parle du parfum comme tout un chacun. Il peut redevenir actif par la suite, mû par le désir, au même titre que n'importe quel homme appréciant un parfum sur une femme. Les mots de Jean-Claude Ellena sur Diorama, repris dansFragrances : du plaisir au désir, de Joël Candau (Éditions Jeanne Laffitte), sont magnifiques :« Jamais parfum n'a eu [...] de contours plus féminins, d'odeurs plus corporelles. Il me trouble par ses odeurs animales [...]. Par sa forme, il devient objet de savoir, il m'attire, j'ai besoin de le dénuder pour mieux le sentir et me l'approprier. »Certains noms de parfums - souvent mixtes - portent en eux tant de poésie qu'ils appellent plus facilement les mots : Biche dans l'absinthe ou Nuit au désert, de Victoire Gobin-Daudé, Fumerie turque de Serge Lutens, Voleurs de roses de l'Artisan parfumeur. Ces noms embrasent d'emblée l'imagination. Du coup, l'amateur éclairé qui manie bien le langage évoquera ses sensations avec grâce. Voici, par exemple, quelques considérations sur Fumerie turque recueillies auprès d'un passant croisé dans la rue :« On imagine une femme alanguie dans les vapeurs d'un hammam, ou qui disparaît derrière les volutes d'un cigare et semble mystérieuse, car on la devine à peine. »N'en jetez plus ! Un autre, sur Biche dans l'absinthe :« Je vais en user jusqu'à l'ivresse et me faire croquer par une femme gourmande. »
C'est sûr, le parfum mérite la plus belle littérature du monde. Mais l'essentiel ne réside-t-il pas dans le plaisir de sentir et de dire « J'aime » ou « Je n'aime pas » ? Après tout, un homme qui ne trouve pas ses mots tant il est ému par un parfum, c'est aussi très craquant.