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Tu ne cracheras plus dans la soupe
18/12/2003L'année a été marquée par la critique des institutions médiatiques les plus établies. Le plus dur à avaler, ce sont les faux frères qui vous mettent le nez dans le potage.
J'écris ce livre pour me faire virer »,affirmait Frédéric Beigbeder, il y a trois ans, dans99 F.En crachant dans la soupe de la publicité, l'enfant terrible de Young&Rubicam savait qu'il lui disait, du même coup, adieu. À l'époque, les journalistes et les gens de programmes s'estimaient relativement protégés dans les médias. Liberté de conscience, exception culturelle... Certes, Michel Polac avait été évincé de TF1, en 1987, après avoir montré un dessin de Wiaz légendé« une maison de maçon, un pont de maçon, une télé de m... ».Mais enfin, reconnaissons-le, Polac y avait été un peu fort. Dans les médias de contenus, sauf abus évident, la tolérance vis-à-vis des plumitifs ou des saltimbanques était plutôt la règle. Et voilà qu'en 2003, quatre chroniqueurs ou hommes de programmes ont dû plier bagages après avoir osé critiquer leur propre média : Daniel Schneidermann (Le Monde), Martin Winckler (France Inter), Jean-Marc Morandini (RMC) et Bernard Montiel (TF1).
Reprise en main
Que s'est-il passé pour que des maisons où la liberté d'opinion est parfois érigée en vertu cardinale en arrivent à ne plus supporter la libre expression dès lors qu'elle s'exerce à leur encontre ?«La Face cachée du Monde,le livre de Péan et Cohen, a révélé une dynamique critique qui peut aller jusqu'à la déstabilisation de l'entreprise,explique Jean-Louis Missika, sociologue des médias à Sciences Po.Il se passe dans les médias ce qu'on observe partout dans les entreprises : une dissociation entre les cadres et les actionnaires. L'affaiblissement des valeurs de loyauté et de fidélité est lié à un durcissement de la conjoncture économique et à une reprise en main du pouvoir par l'actionnaire. Du même coup, ce dernier n'accepte plus de se laisser " insulter " par des journalistes dont la fonction s'est dévalorisée. Il réclame de faire corps avec l'entreprise. »À Canal +, Bertrand Méheut, le nouveau PDG venu du groupe Aventis, n'en est pas revenu de voirLes Guignolsdézinguer Maurad, Stéphane Bern et autres animateurs de la grille en clair. En bon industriel, il a demandé le respect du produit. Et les auteurs desGuignolssont désormais priés d'avoir, autant qu'il se peut, l'esprit maison afin de pas perturber« l'entreprise de redressement »de la chaîne.
Daniel Schneidermann, aujourd'hui chroniqueur àLibérationet animateur d'Arrêt sur images,sur France 5, a été viré en octobre pour« dénigrement »à la suite d'un chapitre surLe Mondeécrit dans son livreLe Cauchemar médiatique(Denoël). Il comparait alors les dirigeants du quotidien à un« clan sicilien ».Comme il s'en est expliqué le 9 décembre au Club Essec Communication, il a ajouté cette partie critique en constatant que les allégations duMondedans l'affaire Alègre -« un festival de rumeurs »selon lui -, n'étaient suivies d'aucun débat interne ni mea culpa. Parallèlement, Jean-Paul Besset, le correspondant du journal à Toulouse, était nommé directeur adjoint de la rédaction.« Je me suis rendu compte queLe Mondeétait en train de se discréditer »,explique-t-il. De son côté, le quotidien a argué de l'article 3 B de la Convention collective des journalistes qui interdit de porter atteinte aux intérêts de l'entreprise. Même si rien ne dit que la sanction qui s'impose est alors le licenciement.
Une entreprise de presse est-elle en droit d'exiger de la loyauté à ses salariés ? N'est-elle pas fondée à se protéger contre ses propres turpitudes ? Toute industrie culturelle est aussi une industrie, dirait Malraux.« Mais un directeur de journal n'est pas un chef d'entreprise comme les autres,rétorque Daniel Schneidermann.Dans une entreprise de presse, l'information l'emporte sur la raison d'État. Les médias ne retrouveront de la crédibilité que s'ils s'appliquent à eux-mêmes ce qu'ils exigent des autres : la transparence (...). L'autocritique n'est voluptueuse pour personne, mais on a le sentiment que s'est développée dans les médias une certaine impunité, une arrogance. Les patrons de presse ont intérêt à en tenir compte face à la concurrence des journaux gratuits. »
Absence de débat interne, incapacité de l'entreprise à se remettre en cause : Martin Winckler, médecin-chroniqueur à France Inter jusqu'en juillet 2003, pointe aussi du doigt ce travers. Prix du Livre Inter 1998, installé au Mans, l'écrivain ne pensait pas que son e-mail sur le site de la radio protestant avec force témoignage d'auditeurs contre la suppression des chroniques sur la tranche du 7 heures-9 heures pendant la guerre d'Irak provoquerait une colère froide de Jean-Luc Hees, le directeur de la station.« Dans mon esprit,explique l'écrivain,faire une chronique de service public signifiait faire intervenir le public. Les gens qui m'écrivaient en avaient marre d'avoir deux heures d'information sur l'Irak alors que personne ne savait ce qu'il s'y passait. Ils voulaient récupérer ces moments de respiration que sont les chroniques. Je me suis exprimé comme un citoyen qui pose un regard pas forcément bienveillant sur la façon dont on l'informe. »
Rupture du dialogue
Pour lui, ce parti pris est en complète contradiction avec la culture de France Inter.« C'est un problème de crédit de la rédaction,répond Jean-Luc Hees.Si on ne respecte pas le média où l'on travaille, pourquoi y travaille-t-on ? Pour vendre ses livres ? Pour gagner des sous ? Le minimum que l'on demande, c'est de respecter la chaîne et le travail des autres, d'avoir de la loyauté pour ce qui est notre coeur de valeurs. »Martin Winckler a eu beau s'excuser par la suite, rien n'y a fait. L'incompréhension s'est ensuite envenimée avec un soupçon de pressions exercées par l'industrie pharmaceutique lors de la publication, en juillet, d'un droit de réponse en lieu et place de la chronique. Martin Winckler n'a pas pu aller jusqu'au bout de sa saison radiophonique.
Jean-Marc Morandini, aujourd'hui sur Europe 1, a officié jusqu'en juin sur RMC... avant d'en être évincé pour des propos tenus auParisienet àVSDsur l'encadrement de son antenne. Il accuse alors la direction de RMC de cacher aux auditeurs le prix des appels téléphoniques surtaxés au standard (0,34 euro), d'être jugé sur le nombre d'appels payants qu'il génère et d'avoir affaire, non à des journalistes, mais à des« financiers ». « Quand on en arrive à parler à l'extérieur,explique-t-il,c'est qu'il y a rupture de dialogue. À la station, j'ai eu l'impression de parler dans le vide quand j'évoquais les vrais problèmes. Avec ces interviews, je me suis dit que ça ferait bouger les choses. »Alain Weill, le PDG de RMC, qui réclame 1,5 million d'euros de dommages et intérêts à l'animateur, parle de« diffamation »et de« dénigrement ». « Jean-Marc Morandini n'était pas jugé sur les appels et les gens savent qu'un numéro à quatre chiffres est surtaxé. RTL aussi le donne exceptionnellement à l'antenne, c'est un faux problème. En fait, Jean-Marc Morandini, avec qui nous étions convenus de nous séparer, a cherché à gérer sa sortie de façon spectaculaire en faisant celui qui avait claqué la porte (...). Il ne faut pas mélanger la dérision ou la caricature et la volonté de nuire : il y a des bornes à ne pas dépasser. »
Étienne Mougeotte a-t-il aussi eu ce sentiment en entendant Bernard Montiel, animateur deVidéo Gagsur TF1, parler sur RMC de l'émissionZone rougecomme d'une« connerie »et traiter d'« escroc »Bernard Tapie, entre autres propos peu amènes sur les animateurs de la chaîne ? Le vice-président de TF1, qui a licencié sur le champ l'animateur, n'a pas souhaité répondre aux questions deStratégies. « Il n'y a pas de famille dans ce métier,assène Bernard Montiel,les gens se rentrent dedans sournoisement. En sortant de l'interview, j'ai compris que c'était fini car je connaissais les rapports de Bernard Tapie avec les dirigeants de la chaîne. Mais je ne regrette rien. C'était un vrai ras-le-bol. Après, j'ai angoissé d'avoir peut-être fait peur à des patrons de programmes, qui se seraient dit que je n'étais pas réellement fiable. Mais des gens m'ont redécouvert. Je travaille sur TMC et j'ai un projet pour France 2 avec Guillaume Durand. »
Finalement, les cracheurs dans la soupe n'ont pas tous fini par boire le bouillon. Reste, après coup, un goût beaucoup plus âcre pour les maîtres sauciers que pour les renégats. C'est que, comme le souligne Jean-Louis Missika, les trublions pointent bien souvent une réalité qui dépasse de beaucoup leurs mésaventures : le fait que les médias ont beaucoup de mal à accepter la critique de leur institution alors qu'ils sont parfois les rois de la critique des institutions. Daniel Schneidermann prête à Jean-Marie Colombani, le patron duMonde,un credo post-Péan et Cohen : « Ne plus faire subir aux autres ce qu'on a subi nous-mêmes. » Trop dur à avaler.