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Esprit de contradiction
02/09/2004La tendance est au mélange des genres et des époques. Le bon goût ne fait plus autorité !
Du passé, on ne fait plus table rase. L'appartement zen, blanc, design, où rien ne dépasse, semblant tout droit sorti d'un magazine de décoration, a fait long feu. La France des brocantes, vide-greniers et marchés aux puces est de retour. Dans son « Sam'suffit », chacun retrouve ses racines ou les réinvente en y installant, par touches ou en majesté, les marques d'un passé rassurant, symbolique ou sentimental. Les objets d'antan côtoient les rééditions artisanales et l'équipement high-tech. Les photos des ancêtres trônent sur le piano. Chiffons et dentelles sortent de la naphtaline. On ne met plus au clou la commode Louis xiv héritée de ses parents, on la coiffe d'un miroir baroque. Les néobobos s'offrent une reproduction de Le Corbusier. La sacro-sainte tapisserie réinvestit le pavillon. Ce n'est pas beau mais ça décore ! Au diable le bon goût et ses diktats ! Vive le mélange des genres ou l'esprit de contradiction, thème choisi cet automne par le salon Maison etamp; Objet.
« La décoration est de plus en plus personnalisée. Les ménages préfèrent combiner les styles. Les Français achètent moins d'ensembles mobiliers (salle de séjour, salon, chambre) mais acquièrent petit à petit des meubles hétéroclites, qui leur permettent de personnaliser leur intérieur et d'étaler les dépenses dans le temps »,confirme le sociologue Gérard Mermet, auteur deFrancoscopie 2003(Larousse, 520 pages, 32 euros).« Le métissage des styles est une façon de réconcilier confort et esthétique, tradition et modernité, nature et culture, douceur et caractère, qualité et prix »,ajoute-t-il, en notant que« le changement de statut du mobilier permet à celui-ci de jouer un rôle moins patrimonial et d'être renouvelé plus souvent.Les Français s'efforcent de créer chez eux une atmosphère agréable, mais aussi changeante. Ils recherchent à la fois le sens, avec des meubles authentiques, porteurs de culture, et les sens, avec des objets différents, étonnants, détournés de leur fonction première, parfois d'un mauvais goût volontaire, ce qu'on nomme le kitsch. »
Éviter de choisir
« L'appartement de la série américaineFriendsa fait école,observe de son côté Marie Laurent, psychologue.On y trouve pêle-mêle de la brocante, un grille-pain orange, une lampe des années soixante-dix, des affiches du Paris des années trente, des meubles patinés sans âge, du high-tech et des objets de famille pour s'inscrire dans son patrimoine généalogique et afficher haut et fort : je suis la fille ou le fils de mes parents. C'est une manière de montrer que l'on n'appartient plus à une tribu mais à plusieurs.Ainsi, lorsqu'une tribu vous quitte, vous vous retrouvez dans une autre. Les choses sont de plus en plus panachées, les identités à la fois plus affichées, plus riches et plus fragiles, et à force de multiplier les références, il n'y en a plus une autour de laquelle s'articule le tout. Le lieu de vie est moins investi, plus mobile. Chez mes parents, le rustique a toujours côtoyé le moderne. Nous, la génération des trentenaires, sommes les héritiers de ce panachage. »
« L'offre s'est tellement diversifiée qu'on ne sait plus quoi choisir,explique François Delclaux, du bureau de style Croisements. Ainsi, dans l'art contemporain, il est devenu très difficile de trancher, de prendre une orientation et d'exclure toutes les autres. Quant aux créateurs, ils ont l'impression que tout a déjà été fait. Alors on réinvente, on reconstruit à partir d'éléments anciens réunis pour créer un objet nouveau. »
D'où l'éclatement des fonctions, le transcode, la transgression, le transgenre... On pousse les mélanges dans leurs retranchements. On réunit autour d'une table classique une collection de chaises toutes différentes les unes des autres. Pour ne rien exclure, on collectionne. On ne sait pas quels verres choisir ? On va tous les mettre ensemble sur une étagère. Leurs formes et leurs couleurs variées susciteront la curiosité.
Olaf Avenati, jeune graphiste, a installé dans son appartement situé dans un immeuble petit-bourgeois de la rue Lecourbe, à Paris, une table de salle à manger Knoll en marbre des années cinquante - cadeau de mariage de ses parents, divorcés depuis - avec quatre chaises Harry Bertoia en fil d'acier de la même période. Il a conservé une chaîne hi-fi Rotel en aluminium brossé des années soixante-dix, aujourd'hui introuvable, souvenir de son grand-père qui l'avait mise au rancard pour une plus moderne.
« Cette logique, qui a déjà fait ses preuves dans la mode, est inspirée de la fonction couper-coller de l'ordinateur. Il suffit de prendre deux choses qui n'ont rien à voir et de les mettre ensemble pour créer une nouvelle harmonie. De nombreux courants artistiques, musicaux en particulier, sont nés de cette pensée »,estime India Madhavi, nommée créatrice de l'année par le salon Maison etamp; Objet 2004. Conçue en Inde par un père iranien et une mère égyptienne, India Madhavi a grandi aux États-Unis, en Allemagne et en France. Melting-pot culturel à elle toute seule, elle puise ce qui lui plaît dans toutes les cultures.« Aujourd'hui, tout est possible et on réagit par envie. C'est la façon dont on assemble les choses qui personnalise les intérieurs »,s'enthousiasme-t-elle, rebelle au banal et à toute globalisation. Surtout, ne pas rester stérile et statique.
Revendiquer le brassage social
« Quand je crée des univers pour des clients, je dessine des pièces que je fais fabriquer par d'autres designers, je mélange des tas de trucs. Avec des choses chinées ou achetées chez des antiquaires, au Mexique ou ailleurs, cela devient plus intéressant. Une maison, comme une garde-robe, peut toujours évoluer. On bouge les choses quand on en a assez. Cela fait un bien fou, comme quand on se fait couper les cheveux. En décalant un meuble de grand-mère, on lui donne de l'humour et une autre vie tout en intégrant son histoire personnelle »,raconte-t-elle. India Madhavi aime les coups de balai. Elle a révolutionné, à la manière de Paul Smith, le petit hôtel« très ennuyeux »d'un lord anglais dans un bâtiment du xvie siècle aux meubles d'époque. Son choix décalé a suscité des réactions très vives.« Les jeunes ont adoré, un vieux monsieur a fondu en larmes »,se souvient-elle.
En France, pays de propriétaires,« on conserve tout depuis toujours »,observe Olivier Saguez, président de l'agence de design Saguez etamp; Partners. Sa Manufacture Design, installée à Saint-Ouen depuis 2003, est voisine du plus célèbre marché aux puces,« le plus grand lieu de brassage social et de mélange des genres au monde ». Selon lui, le style français est composé d'un mélange hétérogène de moulures et de meubles contemporains, de paradoxes assumés, d'objets ringards devenus tendance comme ce trophée de cerf peint en rose et ce faux feu de bois à l'anglaise, clins d'oeil qui amusent les créatifs de l'agence. Des casiers chinés aux puces ont été repeints et des suspensions de gare récupérées à la SNCF. Un jardin ouvrier rappelle le côté populaire du quartier. Olivier Saguez a installé dans son bureau tout ce qu'il aime : une grande cheminée et des portes de grange venant de Chamonix, un mur vert forêt, des canapés en feutrine marron dans lesquels on a envie de laisser couler le temps. Mais, attention, insiste cet esthète,« le beau n'est pas là pour faire plaisir ». S'il aménage comme une maison les lieux où l'on travaille, c'est pour plus d'efficacité et une meilleure qualité relationnelle.
Exprimer sa créativité sans craindre le regard des autres
« Même si l'histoire de France est la référence absolue, chaque siècle ayant son style propre parfaitement reconnaissable, la France reste un pays où l'herbe est verte »,observe joliment Goran Topalovitch, responsable de Cassina France, le spécialiste de la réédition des grands maîtres du siècle dernier : Le Corbusier, Rietveld, Mackintosh, Asplund ou Wright. Goran Topalovitch nourrit une tendresse toute particulière pour Charlotte Perriand, la Coco Chanel du design, qui proposa aux femmes une nouvelle façon de s'asseoir.« À Paris, tout est possible »,poursuit-il. Y compris une croissance de 56 % (contre 20 % espérés) depuis l'installation fin 2003 d'un show-room, vitrine européenne de la marque, au coin du boulevard Saint-Germain et de la rue du Bac.« Ces meubles d'auteur, canapés, fauteuils, chaises, qui donnent un côté contemporain à un salon xviiie ou à une maison Napoléoniii, s'achètent en général par pièce unique pour être mélangés et se vendent très cher à Drouot. Ils constituent un placement coup de foudre, intemporel et irrationnel, un acte initiatique pour une clientèle aisée, d'environ trente-cinq ans, amoureuse de Paris, sensible à l'histoire que raconte un meuble, qui aime le beau, le plaisir et... dépenser son argent »,explique le maître des lieux.
« Aujourd'hui, les styles de vie ont tendance à s'uniformiser dans le monde. Mais s'il existe une personne et un lieu qui illustrent le mieux le style français, ce sont bien Philippe Starck, qui prend un malin plaisir à revisiter en permanence et avec un humour très français les archétypes du style, et la nouvelle maison Baccarat, ancien hôtel particulier de la vicomtesse de Noailles, place des États-Unis à Paris, qu'il vient de restaurer »,remarque Chantal Granier, conseillère artistique de Baccarat, le grand cristallier français.
« Après le tout-moderne, puis la recherche du baroque, la distribution a compris que le seul contemporain manquait de chaleur et le public a mûri. Il ne craint plus le regard des autres, il veut exprimer sa part de créativité, il a envie de lumière et redécouvre la magie du cristal »,résume Anne Schuhmacher, chez Baccarat. Ainsi, le lustre en onyx noir à 42 000 euros (qui demande 150 heures de travail) est devenu une pièce emblématique du nouveau Baccarat et connaît un grand succès. Quant aux petites suspensions Mille Nuits conçues par Mathias (250 euros), elles remplacement avantageusement le spot banal de nombreux intérieurs.
Installée depuis février 2002 rue du Bac à Paris, Moissonnier, ébéniste depuis 1885, spécialisé dans les reproductions, ouvre en septembre un deuxième showroom parisien de 300 m2, au 52, rue de l'Université. Une consécration pour Jean-Loup et Annie-Pierre Moissonnier, la troisième génération de créateurs entrepreneurs, dont les meubles confectionnés sur mesure avec un savoir-faire artisanal n'ont jamais connu un tel succès. Les patines et bronzes à l'ancienne dans des choix infinis et les libertés prises avec les goûts supposés de Madame de Pompadour enchantent une large clientèle :« Les snobs qui mélangent ancien et copie dans leur maison du Lubéron, à condition que la copie soit belle, les jeunes qui s'installent et pour qui une commode Louis xv de 3 600 à 5 000 euros est un beau succédané de meuble de famille, ou les amateurs du tout-design qui ont envie, autour d'une table moderne, d'une douzaine de chaises style Régence »,énumère Patricia Fletcher, responsable de la boutique.« Nous ne ronronnons pas derrière la tradition, nous sommes fiers de son savoir-faire admirable, mais ce qui nous amuse et que permet la reproduction, c'est le détournement »,ajoute-t-elle. Montaigne n'écrivait-il pas que tout usage a sa raison ?