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Le monde enchanteur des catalogues
02/09/2004Patrick Maisonneuve, conseil en stratégie, décrypte le contenu des catalogues des magasins de meubles.
L'adage veut qu'on n'en finisse jamais avec les maisons. Le très précieux Mario Praz, historien et théoricien de la décoration - Visconti s'en inspira pour le personnage joué par Burt Lancaster dansViolence et Passion-, passa son existence à meubler et à décorer son appartement romain. Il en fit même le thème deLa Maison de la vie, devenu un classique de la littérature italienne. Soit cinq cents pages ne faisant que décrire et commenter chaque tableau, chaque bibelot : le décor n'est plus un simple cadre, mais à la fois le sujet et l'objet de toute une destinée, une « forêt enchantée » pour se perdre, pour se trouver.
On est aujourd'hui peut-être moins précieux, mais surtout beaucoup plus pressé. Catalogues d'enseignes de meubles et grands magasins sont là pour nous aider à construire notre décor en un tournemain. Ce qu'ils nous montrent, au-delà d'une multiplicité d'objets, est bien la version moderne d'une galerie de « conversations pieces », ces tableaux d'intérieur des xviiie et xixe siècles qui révélaient autant les choix décoratifs que les ambiances, les modes de vie et les relations entre les gens.
Un mélange de tous les styles et toutes les tendances : ainsi se conçoit la déco aujourd'hui. Mais profusion et diversité des formes et des matériaux sont plus supposées que réelles. À y regarder de plus près, le vocabulaire stylistique renvoie à un même tronc commun : une modernité des années soixante-dix et quatre-vingt, épurée, adoucie, modulée par des références au Bauhaus, à une tradition forcément « revisitée », à quelques touches d'exotisme. Et l'on retrouve d'enseigne en enseigne à peu près le même canapé, la même lampe, la même vaisselle. Comme dans la mode, comme dans la musique, nous n'en finissons pas de remixer, de réinterpréter notre passé proche.
Certaines constantes des catalogues en disent long sur notre imaginaire et nos frustrations. Les maisons sont grandes, inondées de soleil, et s'entourent d'arbres ou dévoilent des jardins secrets comme pour faire oublier à un public surtout urbain l'exiguïté de ses mètres carrés et la tristesse de l'urbanisme contemporain. L'ordinateur portable - plutôt Apple qu'IBM, bien sûr - négligemment posé sur le canapé ou la table basse, se veut le gage obligé de la modernité : le cocon est ouvert sur le monde. Une paire d'escarpins ou de mules précieuses abandonnée sur la moquette est là pour faire rêver à quelque comtesse aux pieds nus. Parce que l'on est intelligent et cultivé, les livres sont bien en vue. Mais pas n'importe lesquels : ceux qui, par le charisme de leurs deux filets rouges et de leur filet noir, incarnent, expriment, exaltent tout le génie français, de Chateaubriand à Modiano : la collection blanche NRF. Gallimard ou l'art de la litote !
Question d'ambiance
L'art du catalogue est délicat et périlleux : il faut concilier des contraires, marier des antinomies. Présenter à la fois des produits et une atmosphère. Tenir compte des partis pris des marques et fédérer des publics différents. Là où la presse décoration peut se permettre - et se doit - d'être typologique, le catalogue a vocation large. Et cela marche au-delà des a priori : Ikea et Habitat se retrouvent dans le guide du très chic Thierry Mantoux (BCBG, le guide du bon chic bon genre, Seuil, 5,95e) qui, par ailleurs, constate - et visiblement se réjouit - de« la folie du Louis xvi». AMPM, le catalogue maison de La Redoute, tout en s'adressant à un public large, surfe sur une certaine sophistication subtilement distillée. Le vocabulaire est versaillais :« bon- papa », Léopoldine et Augustin, descriptions de« demeures fin xviiie au pays de la Garonne »et autres« bastides en Provence, maisons de famille au charme d'antan », les évocations de monogrammes et de vaisselle armoriée esquissent un art de vivre raffiné et plutôt nostalgique.
La complémentarité avec le lieu lui-même pose une autre série de questions. Le catalogue est « scénarisation », mise en scène pour Habitat et Roche-Bobois : c'est une rêverie où l'on s'offre tous les luxes et tous les dépaysements - le fantastique social étant aujourd'hui le seul véritable exotisme qui garde intact son pouvoir de fascination. Quitte à revenir sur terre une fois dans le magasin, à l'environnement beaucoup moins somptueux. Démarche inverse : Lafayette Maison, le dernier-né des lieux parisiens, se veut un magasin-magazine, où le rez-de-chaussée fonctionne comme une première de couverture tentatrice. Volume, luminosité, mélange des genres, les modes ont évolué. Mais le catalogue, lui, reste très linéaire, comme si le minimalisme était la meilleure façon de réserver la surprise. AMPM n'a pas sélectionné de lieu et doit faire un tour de passe-passe pour compenser ce manque : il nous propose de« chiner »en« savourant »son catalogue et choisit une série de dénominations produits très imagées pour suggérer une atmosphère.
Ordonner le labyrinthe
Mais le plus difficile à gérer est bien ce statut de référence qu'un catalogue possède d'une manière ou d'une autre. Modèle à reproduire ? Exemple dont il faut s'inspirer ? Simple cahier de tendances pour stimuler une créativité en évitant à tout prix de tomber dans la pédagogie ? Domaine sensible, subtil, aux choix sinueux. On devine la consigne implicite : le faire, mais surtout sans le dire. Parce que l'on sait bien que chacun veut avoir un décor qui lui ressemble. Mais aussi parce que l'idéologie en la matière a fait de l'absence de normes - ou de leur mélange, de leur transgression - un dogme absolu.
Tout catalogue se doit d'y souscrire :« Le décalage s'impose »(Le Bon Marché),« Cahier de tendances à métisser »(Le Printemps),« Maison impertinente »(Galeries Lafayette). Le télescopage prévaut pour décrire les ambiances :« rustique-baroque ou urbain-ethnique, ou encore rétro-moderne »(Habitat). Le nain de jardin en bibelot de bibliothèque de La Samaritaine est plus un clin d'oeil en direction des branchés du Marais que des pavillons de Seine-Saint-Denis. Le catalogue Roche-Bobois en fait le constat :« Mode, maison, beauté, design parlent de plus en plus le même langage ». On nage en plein baroquisme où formes, références, origines se superposent, s'interpénètrent, se pastichent. Complexité et profusion qui peuvent exalter, mais également troubler et décourager. D'où la nécessité d'un fil d'Ariane qui vienne guider et orienter. On pense à la métaphore du« labyrinthe ordonnable »de Deleuze pour caractériser la ville moderne, qui peut tout autant s'appliquer à la maison et à son décor. Et c'est là que les enseignes divergent et suivent des stratégies très différentes. Dans tous les cas, le fil est ténu : il ne faut jamais avoir l'air de prescrire, d'édicter des règles, mais juste suggérer de manière buissonnière.
C'est à la fois une célébration et une visite guidée que nous proposent Roche-Bobois, Habitat et, dans une certaine mesure, Conran et La Redoute. Maisons rêvées loin des contingences quotidiennes, où tout n'est qu'ordre, espace, calme et fantaisie. On a envie de tout, d'une modernité épurée, d'une tradition réinterprétée, d'un exotisme tempéré. Cette profusion est le signe même du luxe et de l'éclectisme : on s'adresse à des gens qui bougent, au propre comme au figuré. Page après page se succèdent penthouses, maisons d'architecte, lofts, chartreuses rustiques, parfois vrais châteaux.
Cette diversité a sa cohérence. Le fil d'Ariane est le fil du goût : des arbitres viennent authentifier, cautionner. On ne leur demande nulle rhétorique - cela gâcherait tout - mais leur seule présence tutélaire. Présence subtile,« understatement oblige »,de Conran lui-même : les légendes manuscrites du catalogue et la mise en page style cahier intime témoignent du charisme de Sir Terence. Et de son humour.« Des millions de derrières chics s'y sont assis avec bonheur »donne du caractère à de simples chaises. Ce peut être un petit comité d'architectes et d'artistes (Habitat). Mais aussi un vrai aréopage (Roche-Bobois), dans lequel se retrouvent Jean Larivière et Philippe Legendre du Georges v et où Pierre Assouline - indispensable, il a écrit un si joli livre sur l'hôtel de Camondo ! - côtoie Pierre Hermé, qui se présente lui-même comme un« architecte des émotions ». Journalistes de la presse déco et féminine y voisinent avec des experts de Drouot. Les dirigeants de l'enseigne se mettent en scène avec leurs partenaires, ce qui nous vaut quelques discours très techniques qui fleurent bon l'artisan sur le « toucher bougie » ou la « fleur corrigée » du travail du cuir. On est dans la transposition moderne des « gens de qualité » exigeants, curieux, cultivés, ouverts, une vraie filiation de l'Encyclopédie.
Si le décorateur est totalement absent - il renvoie probablement à un univers précieux, frivole, qui évoque le café-théâtre sinon la comédie de boulevard -, l'autorité suprême en la matière, c'est l'architecte. Il donne à la décoration légitimité, noblesse, caractère, élevant le propos jusqu'au concept, à une philosophie de l'esthétique. Pour Habitat, c'est Mark Guard,« architecte au style radical qui joue avec la lumière », ou Alfred Munkenbeck :« La clef, c'est la simplicité ». Beaucoup d'architectes aussi chez Roche-Bobois, mais c'est tout le catalogue par son format, sa maquette, son grammage, qui visiblement rêve de Richard Meier ou de Frank Gehry.
À chaque page son choix de vie
Ces maisons de papier glacé sont épurées, sinon vides, avec quelques objets nonchalamment éparpillés sur le plancher. On ne rencontre personne chez Habitat. Quelques très vagues silhouettes chez Roche-Bobois ou Conran, mais jamais d'expression - les visages sont cachés ou floutés. Le silence règne : on est dans la contemplation solitaire. L'important, c'est le décor, l'esthétique qu'il communique, le ravissement narcissique qu'il permet. Toute vie n'est qu'esquissée, car elle est justement à créer, à inventer.
Ce sont au contraire le rythme des jours et le patchwork du quotidien avec ses microévénements, ses émotions partagées, qui fondent le décor des catalogues d'Ikea ou du BHV. On rit, on joue, on travaille, on bricole, on savoure le présent : on est dans le Polaroid, l'instantané d'une vie bien remplie, souvent bruyante, parfois douce, mais toujours heureuse. Il faut mettre en valeur le climat, le ressenti. Les enfants sont rois, les gentils-papas-trentenaires-pas-rasés mettent la main à la pâte en cuisine. Des objets traînent, le salon n'est pas rangé, mais comme il est doux de paresser au ras du sol avec une tasse de thé dans la rêverie d'une bonne lecture (Gallimard, bien sûr) !
« Se sentir bien »(BHV),« C'est bon d'être bien »(Ikea) : la déco est une morale, simple mais riche de valeurs, une façon d'être. Choisir son décor n'est pas une problématique, un parti pris abstrait et sophistiqué, mais un retour à l'essentiel. Tout y participe et il n'y a pas de hiérarchie entre meubles, objets, accessoires, produits quotidiens. Tout est important et tout est sympa, complice : le canapé, la lampe, le chausse-pied. Que celui-ci s'appelle Omsorg et qu'il soit créé par K. Hagberg/M. Hagberg ajoute peut-être une note supplémentaire. C'est que le BHV comme Ikea choisissent d'adopter un regard, une sensibilité qui ont la fraîcheur de l'enfance : on joue à jouer à la maison. Et l'on est sûr que l'on sera heureux parce que« notre salon est un six-pièces »et que nous attend le« premier déjeuner au soleil ».
En intégrant ses pages maison dans son magazine, Le Printemps se situe dans une démarche proche. La décoration est une facette de la mode comme une autre. Une mode qui se veut joyeuse, expressive, complice avant tout, hédoniste. On file les thèmes de manière gourmande : le bleu dans tous ses états des draps à la vaisselle, les couleurs acidulées que l'on retrouve dans les tee-shirts comme dans les notes bigarrées d'une table dressée un jour d'été, etc.
C'est à peine un décor, encore moins une maison qu'esquissent Lafayette Maison, Le Bon Marché et la Samaritaine. Le catalogue ici dit bien son nom : un registre, une nomenclature de produits et d'articles. Le choix a minima est stratégique et se veut fédérateur : il ne faut pas empiéter sur les options stylistiques, laisser à chacun la possibilité de composer, de mixer, d'accessoiriser. D'où des présentations parcellaires. Pas de vue d'ensemble, pas de climat, pas de personnages, mais des gros plans, des séquences, des fiches techniques. On est à la fois dans l'épure et dans le détail. Ce qui peut paraître un parti pris très factuel est en fait conceptuel : une partition enseigne/client où les rôles sont définis et équilibrés. Et si l'on doit se référer à des experts, il ne s'agit pas d'arbitres du goût mais de spécialistes dans des domaines très techniques. Une journaliste de cuisine ou un grand chef donnent leur avis sur les cocottes et la coutellerie. Un discours de pro bien délimité qui n'a pas d'implication esthétique.
Il y a vingt-cinq ans, Bourdieu pouvait écrire dansLa Distinctionque« l'oeil est un produit de l'histoire reproduit par l'éducation ». C'est que les modèles étaient formatés et les pédagogies explicites. Le goût fait aujourd'hui référence à l'instant et l'éducation a remplacé les dogmes par des maïeutiques subtiles où chacun compose son propre modèle.