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La guerre des effets
09/06/2005Industrial Light and Magic, la magicienne de « La Guerre des étoiles », a inventé les effets spéciaux modernes. Depuis, d'autres experts-artistes-informaticiens ont rejoint les rangs de l'industrie, repoussant toujours plus loin les frontières du possible.
Neuvième avenue à New York, cinquième étage du Film Center. C'est là que Cineric, modeste boutique d'effets spéciaux, a installé ses vieux équipements et ses nouveaux ordinateurs, censés modifier ou restaurer le look des films. En ce moment, les 18 membres de l'équipe travaillent sur leDocteur Folamour (Dr. Strangelove,1964) de Stanley Kubrick et surL'Impasse(Carlito's Way,1993) de Brian de Palma, où Al Pacino interprète un repris de justice tout juste libéré. Cineric a gardé ses machines des années soixante-dix, de grosses imprimantes optiques, capables de superposer les effets spéciaux tournés les uns après les autres, pour satisfaire les puristes désireux de rester fidèles à l'époque de leurs films. Il y a aussi, dans de sombres salles à peine éclairées par le vert clignotant des ordinateurs, des scanners, des caméras digitales, des piles et des piles de bobinots.« Imaginez un western dans le vieil Ouest. La caméra a filmé des câbles téléphoniques qui ne peuvent pas être là au xixe siècle,dit Chip Wilkinson, le directeur marketing de Cineric.Vous avez donc le choix : gommer les câbles avec une brosse traditionnelle ou les faire disparaître en quelques secondes sur votre ordinateur. »
Chez Cineric, le passage d'une pièce à l'autre, des vieilles imprimantes aux nouveaux Mac, illustre le chemin parcouru par l'industrie des effets spéciaux depuis une trentaine d'années.« Vous connaissez Industrial Light and Magic ? »demande encore Chip Wilkinson.
ILM, filiale de Lucasfilm, la société productrice de la sagaLa Guerre des étoiles,est une légende dans l'univers des effets spéciaux. La compagnie créée en 1975 dans un entrepôt à Van Nuys, en Californie, pour réaliser les visions les plus fantaisistes du metteur en scène George Lucas, a inspiré tous les superviseurs en effets spéciaux d'aujourd'hui. Et produit une bonne partie des gourous de l'industrie : John Dykstra, Dennis Muren, Richard Edlund, Edwin Catmull... Tous ont à un moment ou à un autre côtoyé George Lucas.
Premier combat de l'espace réaliste
C'est pour le premier opus deLa Guerre des étoilesque John Dykstra a mis au point la Dykstraflex, une caméra contrôlée par un ordinateur. Le metteur en scène voulait être crédible. Il désirait que le spectateur voie les vaisseaux de l'espace comme de simples voitures. On les tourne, on les conduit, et l'on ne parle surtout pas de l'étrangeté de la situation. Pour le satisfaire, John Dykstra a mis au point la caméra « motion control », qui utilise l'informatique pour recréer le même mouvement d'un plan à l'autre. Les techniciens pouvaient ainsi superposer les plans d'engins en action et simuler un combat de l'espace réaliste. Richard Edlund a perfectionné les rendus d'objets volants. Il filmait d'abord les images de vaisseaux, ensuite les lumières, puis les flammes sortant de l'arrière des véhicules et les réunissait ensuite toutes ensemble. Dennis Muren, un autre diplômé d'ILM, a réussi à créer des dinosaures digitaux tout à fait convaincants pourJurassic Park.Quant à Edwin Catmull, le chef de la division informatique graphique de Lucasfilm, il a fondé Pixar Animation Studios, la machine à faire des dessins animés à succès : Toy Story, Monstres&Cie (Monsters, Inc.), 1 001 Pattes (A Bug's Life), Le Monde de Nemo (Finding Nemo), Les Indestructibles (The Incredibles), etc.
Les équipes d'Industrial Light and Magic ne se sont pas arrêtées entre deux épisodes deLa Guerre des étoiles.Elles ont poursuivi leurs recherches sur les films des autres : E.T., Indiana Jones, Jurassic Park, Men in Black, Hulk (The Hulk), Les Désastreuses Aventures des orphelins Baudelaire (Lemony Snicket's A Series of Unfortunate Events),...En tout, plus de 200 films. Et en cours de route, la société de 800 salariés a aligné les inventions : le premier personnage informatique pourLe Secret de la pyramide (Young Sherlock Holmes,1985), le morphing ou encore la transformation fluide d'un objet en un autre objet... Edwin Catmull, lui, s'est amusé à recréer une peau sur l'écran pour Pixar. Le jeune employé de Lucasfilm ne pouvait plus poursuivre ses recherches chez George Lucas. Sa division, lourdement déficitaire, devait être vendue. C'est ainsi qu'Edwin Catmull s'est mis en quête d'un investisseur. Il a rencontré Steve Jobs, le patron d'Apple, et tous deux ont mis sur pied Pixar. Au début, la société a produit un modesteLuxo Jr.(1986), un court métrage durant lequel deux lampes de bureau échangeaient une balle. Plus tard, cela s'est compliqué. Et les dessins animés de Pixar ont montré des humains. Edwin Catmull peint de la peau sur des éléments graphiques, même quand ils bougent sur l'écran. Les effets spéciaux du studio Pixar (750 personnes) ont fait exploser le box office.Toy Story,le premier dessin animé complètement créé sur ordinateur, sorti en 1995, a rapporté 192 millions de dollars,1 001 Pattesa généré 163 millions de dollars, Monstres&Cie, 256 millions de dollars,Le Monde de Nemo,864 millions de dollars. L'an dernier, les studios Pixar, cotés en bourse, ont affiché un chiffre d'affaires de 273,5 millions de dollars et 141,7 millions de dollars de bénéfices...
L'industrie des effets spéciaux n'en est décidément plus au stade de l'artisanat, comme quand un John Dykstra bricolait sa Dykstraflex pour satisfaire son metteur en scène. Les unités spécialisées se sont multipliées à l'ombre des grands studios, ou en indépendants. Une association, Visual Effects Society, s'est même créée en 1997 pour les représenter. Et son directeur exécutif, Eric Roth, compte aujourd'hui près de 90 experts majeurs en effets spéciaux dans le Sud de la Californie, pas loin de Hollywood. Sony Imageworks, Digital Domain, Rhythm and Hues, Hydraulx, The Orphanage, etc., disputent au pionnier ILM sa mainmise sur le secteur.
Le nombre des intervenants s'est multiplié car les effets spéciaux sont de plus en plus utilisés.« Depuis cinq ans,raconte Art Derenski, professeur de la spécialité à l'Otis College of Art and Design, en Californie,tous les films intègrent un semblant d'effets spéciaux. »Spectaculaires ou invisibles. Et d'ajouter :« Vous voulez filmer un acteur sur la plage à Hawaï, mais vous n'avez pas les moyens d'envoyer une équipe de tournage sur place car c'est trop cher. Vous allez donc filmer votre acteur sur une scène, avec un fond peint. Puis avec votre PC, vous remplacez la peinture par les plages d'Hawaï. »Le metteur en scène s'offre ainsi une image sophistiquée à petit prix.
Un cerf virtuel plus vrai que nature
Ce genre d'astuce est de plus en plus courant dans les films. Et coûte de moins en moins cher.« Dix ans plus tôt,se souvient Art Derenski,un artiste travaillait avec un ordinateur et 150 000 dollars de matériels et logiciels. Aujourd'hui, 5 000 dollars suffisent. Ce que vous faites va plus vite, coûte moins cher et a meilleure allure. »Chip Wilkinson, de Cineric, est plus nuancé. Tout dépend des exigences du metteur en scène et de son budget.« Vous avez des scanners à 200 000 dollars, d'autres à 1 million de dollars,dit-il.Des logiciels à 2000 dollars ou à 50 000 dollars. »Plus la demande est sophistiquée, plus il faut payer.
Et les exigences ne cessent de croître dans les longs métrages et les spots publicitaires. Scott Byrd, le porte-parole de Rhythm and Hues, aime mettre en avant le travail effectué surBabeet son héros, le cochon qui parle avec un air si réel. L'équipe de Rhythm and Hues (350 employés, plus de 100 films à son actif) a d'abord filmé un vrai animal avec son entraîneur. Puis elle a fait du « remplacement de tête ». Le film est repris, image après image, on lui applique un masque en trois dimensions, on mélange le masque et la vraie tête, et voilà : le cochon parle d'une manière tout à fait naturelle. Les équipes de Rhythm and Hues ont aussi créé de toutes pièces l'ours polaire de Coca Cola qui plonge sous l'eau, ou encore Larry, le cerf virtuel du groupe d'assurances Hartford. Le fameux cerf qui pénètre sur un terrain de basket ou à la Bourse de New York a l'air si réel que la régie publicitaire de la chaîne de télévision NBC s'est inquiétée. Ses représentants ont téléphoné pour savoir si les défenseurs des droits des animaux étaient au courant. Ils voulaient être certains qu'on n'avait pas maltraité le cerf ! L'animal virtuel n'a pas protesté.
« Nous aimons créer des effets les plus réalistes possible »,approuve Paul Grinshaw, un ancien d'ILM qui dirige la division publicitaire de The Orphanage (160 artistes). Pour la Playstation 2, il a conçu un enchaînement de maisons de banlieue, abîmées par la chute d'un arbre. Flash-back ultrarapide, les saisons passent à rebours, les voitures dans l'allée changent, l'arbre redevient noyau, un noyau jeté par un fermier dans un champ... Le tout se déroule en quinze secondes. Pour que cela ait l'air le plus vrai possible, Paul Grinshaw a recréé l'illusion d'une vidéo d'amateur, en laissant volontairement quelques défauts réalistes.
Les effets spéciaux deviennent de plus en plus sophistiqués et invisibles. Avec un bon PC, les paysages changent, des flottes d'avions se matérialisent, les animaux sauvages s'aventurent dans les endroits les plus incongrus. La peau, les cheveux, la fourrure en mouvement sont réinventés... sans troubler le moins du monde le spectateur. Les spécialistes repoussent toujours un peu plus loin la frontière du réel. L'impossible pour l'instant est« un homme digital »,assure Paul Grinshaw. Certes, dans le filmLe Jour d'après (The Day after Tomorrow),on a bien créé de toutes pièces un pilote qui sort de son avion. Et dans les batailles duSeigneur des anneaux (The Lord of the Rings),de nombreux combattants sont des hommes synthétiques. Mais ce que Paul Grinshaw et ses confrères veulent inventer, c'est« un personnage digital convaincant, qui agirait de manière naturelle et resterait longtemps à l'écran ». « Pourquoi un être digital, quand vous disposez de vrais acteurs ?reprend Paul Grinshaw.Pour aider le vrai acteur. Imaginez un film avec Harrisson Ford, incluant quelques scènes lorsque son personnage avait vingt ans de moins. Le substitut digital joue le rôle du "jeune" acteur. »
Digital Domain, Rhythm and Hues, The Orphanage, Pixel Liberation Front, Moneyshots... Les rangs sont de plus en plus serrés aux côtés d'ILM. Et les ambitions grandissantes. À l'Orphanage, par exemple, on a recruté la productrice Amy Israel, ancienne des studios Miramax, qui est censée monter des projets de longs métrages que l'entreprise contrôlerait du début jusqu'à la fin. Le spécialiste des effets spéciaux ne veut plus seulement louer ses services. Il veut écrire son nom en bas de l'affiche du film. Et partager les éventuels gains du box- office. Les rois de l'invisible veulent être reconnus.