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Tornade jeune
24/11/2006 - par Gisèle PrévostRien de tel que de jeunes créateurs pour ressusciter d'anciennes maisons de mode.Dior et Gucci ont montré la voie. L'heure est au « revival »des vieilles griffes
Ils sont italiens, norvégiens, croates, belges, grecs ou français. Ils ont entre trente et quarante ans, un diplôme d'une bonne école en poche et déjà une jolie expérience derrière eux. Discrets, modestes, pragmatiques, ils ont fait leurs classes à l'ombre des grands. Peu connus du public, ils sont à l'opposé du style « stars déjantées » de certains créateurs des années quatre-vingt-dix.
Avec la provocation comme technique, John Galliano et Tom Ford ont bousculé les Belles au Bois Dormant de l'époque, Dior et Gucci, pour en faire des marques mondiales extrêmement rentables. Mais la méthode de l'électrochoc ne fait plus recette. La génération des créateurs « new couture », chargée de ressusciter les maisons légendaires, a pour mission de coller à la finalité du métier : faire des vêtements qui se vendent.
L'heure est au réalisme économique. La création doit être au service du commerce, et le créateur au service de la maison. C'est la fin des danseuses maintenues sous perfusion grâce aux ventes de parfums : Procter&Gamble vient d'arrêter l'activité mode de Rochas pour ne conserver que le secteur parfumerie. Olivier Theyskens, créateur de Rochas, arrive à la direction artistique de Nina Ricci. Il ne s'agit plus de se faire plaisir en défilant sur les podiums et de se contenter d'un succès d'estime dans la presse ou auprès d'un petit cercle parisien. Les actionnaires demandent désormais des résultats.
Les opérations « revival » d'aujourd'hui utilisent le passé afin de doper une stratégie de développement. Pour une raison simple : relancer une marque ancienne coûte moins cher que d'en créer une de toutes pièces, et permet de parvenir plus vite à ses fins. Au point que la famille propriétaire de la griffe Madeleine Vionnet, qui habilla Marlene Dietrich et Greta Garbo dans les années vingt et trente, marque disparue des mémoires et de la scène depuis... 1939, essaye aujourd'hui de la relancer avec une jeune créatrice d'origine grecque, Sophia Kokosalaki. Jusqu'où le marketing de la résurrection peut-il remonter dans le temps ?
S'il est un savoir-faire où les Italiens excellent, c'est celui d'imaginer des vêtements qui descendent dans la rue. Avec Antonio Marra chez Kenzo, Stefano Pilati chez Yves Saint Laurent, Riccardo Tisci chez Givenchy ou Frida Giannini nommée au début de l'année directrice de création chez Gucci, la péninsule fournit son contingent de nouveaux talents. Après la mode des créateurs anglais ou américains, c'est l'Europe, au sens large, qui est sollicitée pour remettre au goût du jour des noms qui avaient déserté les podiums : le Norvégien Peter Dundas arrive chez Emanuel Ungaro, la Croate Ivana Omazic chez Céline et le Français Christophe Decarnin chez Balmain, une maison qui a longtemps été malmenée par une valse de créateurs sans précédent.
Entre tradition et futurisme
Les nouveaux venus ont pour modèle les succès de Marc Jacobs chez Vuitton, de Christophe Bailey qui a dépoussiéré le monument du luxe britannique Burberry, et surtout la réussite de Nicolas Ghesquière. En huit ans, ce dernier a remis Balenciaga, une marque de la galaxie de Gucci Group (Pinault Printemps Redoute, PPR) depuis 2001, sur le devant de la scène de manière magistrale, après une rupture de trente ans. Il vient de recevoir une double consécration : il est le seul Français au palmarès des cent personnalités « dont le pouvoir ou le talent transforme le monde », selon le magazine Time. Il est commissaire associé de l'exposition rétrospective du musée des Arts décoratifs, consacrée à l'oeuvre du maître de la couture en Espagne Cristobal Balenciaga, où sont juxtaposés les univers des deux créateurs, l'ancien et le jeune. Le directeur artistique, qui étonne chaque saison par son mélange de tradition et de futurisme, n'a, dit-il, aucune prétention artistique. Il est attiré par la recherche tel un laborantin de la couture. Il se tient à l'écart du star-system et revendique un sens du commerce acquis lorsqu'il réalisait des collections en free-lance. Son défi : « Donner une accessibilité à la griffe et faire d'un ancien grand nom une nouvelle marque de luxe ». L'homme, qui a habillé Nicole Kidman pour son mariage, Charlotte Gainsbourg pour son dernier album avec le groupe Air, et Isabelle Huppert dans le film L'Ivresse du pouvoir de Claude Chabrol, peut se vanter d'une cote au zénith et d'une belle réussite personnelle.
Créer des produits icônes
Un autre créateur talentueux est actuellement sous les feux des observateurs : l'Israélo-américain Alber Elbaz, qui officie depuis quatre ans en tant que créateur à la maison Lanvin, la plus ancienne des maisons de couture françaises puisqu'elle a été créée par Jeanne Lanvin en 1889. Consacré par les Fashion Awards, Alber Elbaz a multiplié par quatre les ventes de la marque entre 2002 et 2005. Il livre ses explications : « J'essaie de faire des habits qui ont une raison d'être, qui sont multifonctionnels. L'enjeu est de créer des vêtements à partir de besoins réels. En cela, le design est une sorte de dialogue, tandis que l'art est un monologue. En dessinant une robe ou un sac, on ne doit jamais perdre de vue la nécessité et le désir qui vont avec. Jeanne Lanvin avait une façon unique de comprendre les envies de ses clientes. Je me suis imprégné de ce regard tout en conservant mon propre langage. Cela m'a permis, je crois, de trouver le bon équilibre entre le rationnel d'un vêtement portable et l'imaginaire propre à la création. »
Chez Gucci, où il ne s'agit pas de relancer une marque mais d'une relève à assurer, une transition en douceur a amené Frida Giannini, début 2006, à la direction de la création. Entrée chez Gucci comme chef du studio maroquinerie en septembre 2002, cette incarnation parfaite du style italien a franchi une à une les marches du studio. Après la tempête Tom Ford, elle est chargée de poursuivre le développement ambitieux de la marque, de loin la plus rentable de tout le groupe PPR. Son ambition : créer et développer des produits icônes qui existeront encore sur le marché dans une dizaine d'années. Avec sur sa feuille de route un objectif bien défini : doubler les ventes en sept ans. Business is business.
Quand une marque est liée de façon aussi intime à l'image de son créateur, comme c'est souvent le cas dans les maisons françaises, l'histoire a montré qu'il existe deux voies diamétralement opposées pour lui survivre. Karl Lagerfeld chez Chanel a joué ce que Jean-Jacques Picart, consultant en mode et luxe, appelle le « respect intelligent ». Depuis 1982, le styliste retravaille à l'infini le vocabulaire stylistique de Chanel. À l'inverse, tout comme Christian Dior en son temps, John Galliano a été le symbole de la « rupture dynamique ». Comme pour Gucci avec Tom Ford, la bombe créative qui a bousculé la marque a été voulue et assumée par son actionnaire, LVMH pour Dior, PPR pour Gucci. Dans les deux cas, la rupture a été soutenue par un management de la marque, avec des créations de produits, des ouvertures de boutiques et un énorme effort publicitaire pour bien rendre visible le changement et le traduire en succès commercial. Les ingrédients du succès d'une opération revival sont multiples, mais en tout cas, le talent à lui seul ne suffit pas. Savoir gérer une marque dans sa globalité est tout aussi indispensable.
Mémoire collective
«La mode n'est pas un art, c'est un métier. Elle doit mourir, et mourir vite, afin que le commerce puisse vivre », disait Coco Chanel à Paul Morand. « Notre métier n'est pas un métier d'art. Les idées n'ont d'intérêt que si elles engendrent des produits, et des produits faciles à porter », traduit aujourd'hui Jean-Jacques Picart, qui met en garde contre le « virus de la branchitude ». Le seul soutien de la presse ne suffit pas à faire entrer une consommatrice dans une boutique. Il faut, dans les coulisses du podium, des dizaines de stylistes spécialisés ayant comme objectif la création de produits et d'accessoires qui donnent envie de pousser la porte.
Pour l'homme qui a mis sur orbite plusieurs créateurs du groupe LVMH, quatre conditions au minimum doivent être réunies pour réussir un revival. D'abord, le nom doit continuer à résonner dans la mémoire collective et culturelle des principaux marchés qui font la mode : la France, l'Italie et les États-Unis. Il doit avoir un écho auprès de la femme de la rue. La marque doit ensuite avoir un héritage stylistique et sociétal intéressant, susceptible de nourrir l'inspiration du nouveau créateur. Il est impossible de construire sur une coquille vide. Lorsque les archives n'existent plus, ce qui est fréquent car beaucoup de maisons ont été pillées, des dessins jetés, des robes de haute couture brûlées faute de place, il faut les réinventer, reconstituer le patrimoine, racheter des modèles dans les boutiques spécialisées, retrouver des photos dans les magazines de mode de l'époque. Troisième condition : un casting de créateurs adapté. Dans une martingale gagnante, il est question de trouver un équilibre délicat entre l'image du créateur et celle de la marque. Le directeur artistique ne doit pas phagocyter la marque par une mise en avant personnelle excessive, car un talent doit être ajusté à une stratégie de marque. Lorsqu'il s'agit de ressusciter une enseigne, c'est par sa capacité à se nourrir de l'univers du couturier fondateur pour lui apporter une nouvelle dynamique contemporaine, que le créateur doit étonner et créer le désir. Par son statut de directeur artistique, il a en charge de mettre en place l'orchestration de ce désir dans tous ses aspects, pour qu'il se traduise par un acte d'achat. « Innover n'implique pas renier. Il s'agit de respecter l'ADN de la marque, de mettre son ego à son service, je dirais de la servir, si la notion n'apparaissait pas si désuète », insiste Isabelle de Gérauvilliers, collaboratrice senior de CEO Search, chez Beigbeder&Partners. Pour finir, le facteur financier est non négligeable : il faut être prêt à investir un budget important sur plusieurs années en création, en développement produits, en communication, en relations publiques, etc. Ces paramètres une fois réunis, une griffe peut retrouver assez vite de sa superbe.
Les maisons qui reviennent à la vie ne deviendront certainement pas toutes des Gucci. Toutes les tentatives ne réussiront pas, et toutes les griffes ne méritent d'ailleurs pas de réapparaître au grand jour. Relancer une marque n'est pas simple quand, partout, la concurrence fait rage et que les investissements à réaliser sont à dimension planétaire. Il faut s'attendre à ce que les changements de casting intempestifs et le jeu de chaises musicales au sein des grandes maisons ne soient pas terminés. Mais la mode, on le sait, est un éternel recommencement.