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Les riches,une clientèle de moins en moins exclusive
24/11/2006 - par Muriel MabirePour accroître encore leur rentabilité, les marques de luxe déploient une double stratégie de surclassement et de massification. Demeurent des codes de communication, auxquels la clientèle historique reste très attachée.
Beau, mais surtout rare, et donc cher. Avant d'exprimer une dimension esthétique, le luxe est spontanément associé à une valeur marchande. Dans l'imaginaire collectif, il reste l'apanage des gens riches. Mais quelle est réellement la nature de la relation que les hauts revenus entretiennent avec les marques de luxe ? Sont-ils toujours pour celles-ci une clientèle et une cible de communication privilégiée ? Dans son baromètre bisannuel sur la France des hauts revenus, Ipsos Media étudie les 8 % de foyers français disposant d'un revenu annuel net d'au moins 55 000 euros. Nantis parmi les nantis, ceux aux revenus supérieurs à 85 000 euros représentent 2 % de la population française (lire l'encadré page 50). Mais, attention : « À 85 000 euros, et au prix d'un sac Vuitton, on n'a pas accès au vrai luxe », lance Corinne Perez, codirigeante de l'agence BETC Luxe (qui travaille notamment pour Louis Vuitton, Rémy Martin et Lucien Barrière).
Alors, de quel luxe parle-t-on ? Et de quels hauts revenus ? Car le « Top 2 % » d'Ipsos recouvre aussi ceux qui gagnent beaucoup, vraiment beaucoup plus que 85 000 euros. Jusqu'à cette population des « ultrariches », marginale en France, nettement plus nombreuse en Chine ou aux États-Unis, dont le spectaculaire essor a bouleversé la stratégie des marques haut de gamme. En 2005, l'industrie du luxe enregistrait une progression de 7 %, pour un chiffre d'affaires total de 145 milliards d'euros. Une croissance imputable en partie à l'émergence de cette caste hyperfortunée, notamment au Brésil, en Russie, en Inde et en Chine.
Comment les marques de luxe pourraient-elles tenter de satisfaire une clientèle dont les repères, en termes de valeurs financières, ont littéralement fondu sous le poids d'une exigence quasi hystérique en matière d'innovation, d'unicité, d'ostentation et de fantaisie ? Une clientèle qui en vient àsnober Vuitton pour Goyard, qui trouve tellement plus amusant de sabrer un champagne Charles Heidsieck que le Piper de la même maison. Qui fréquente, dans les centres commerciaux du Japon ou de Chine, ces salons VIP où l'on peut se faire conseiller sur les codes et produits les mieux appropriés à l'affirmation de la fortune. Une clientèle titillée par toutes ces nouvelles offres et nouveaux services ultralimités ou sur mesure : fragrances inédites, téléphones sertis de pierres précieuses, séjours sur des îles plus ou moins privées, jusqu'aux voyages estampillés Nasa...
Certes, tout cela ne pèse pas grand-chose en volume dans les ventes des marques, mais génère un chiffre d'affaires de plus en plus significatif. Quant à la « secte » des ultrariches, ses comportements de consommation restent très difficiles à cerner. « Il nous est quasiment impossible de toucher cette population, sauf au travers de quelques entretiens qualitatifs », remarque Stéphane Truchi, directeur général d'Ipsos. Toujours est-il qu'inspirées par cette nouvelle niche fortement génératrice de business, les marques de luxe affichent des prix de plus en plus élevés, dans une logique où leur montant constitue en lui-même un positionnement.
Mais, même pour les marques, rien n'est gratuit. Le noyau dur de l'industrie du luxe devra vite répondre à un enjeu de rétention. Comment maintenir un lien de qualité et de confiance avec un coeur de clientèle qui pourrait vite se sentir dépossédé par ces stratégies de surclassement ? Tellement dépossédé que le marché du luxe, à l'inverse de cette tendance, mène depuis quelques années des opérations de conquête de nouveaux publics, plus larges, à revenus moindres. Bref, surclassement d'un côté, massification de l'autre. Un jeu qui peut, parfois, être dangereux. Il y a cinq ans, Guerlain a tenté de ratisser un peu plus large, via une nouvelle gamme de produits de soin. Tollé chez la clientèle traditionnelle... et volte-face du parfumeur, qui a ouvert coup sur coup deux lieux d'exception à Paris, sur les Champs-Élysées et rue de Sèvres, où sont proposées des fragrances sur mesure. Des pièces uniques vendues, en moyenne, 140 euros l'eau de parfum, contre 80 euros pour un produit classique.
« Il faut savoir gérer la contradiction et la schizophrénie, avance Frédéric Winckler, PDG de JWT (dont Rolex est l'un des grands clients). Il n'y a plus de véritable logique. » Si ce n'est la logique économique. Car il faut bien aller chercher la marge et la rentabilité partout où elles se trouvent. Les achats occasionnels des classes moyennes représentent souvent plus de 50 % du chiffre d'affaires des maisons de luxe et se concentrent sur les accessoires, la parfumerie, les sacs... Tout ce qui, dans le secteur, fait fonction d'entrée de gamme.
Identification très spécifique
« On parle davantage de marques de luxe que de produits de luxe, note Xavier Romatet, président de Condé Nast. C'est symptomatique de la fonction projective du luxe aujourd'hui. Or, la projection sociale est indépendante du niveau de revenus. » En s'affranchissant d'un paramètre strictement patrimonial, le luxe s'est rapproché de nouveaux types d'indicateurs, notamment comportementaux. Même ses secteurs emblématiques intègrent des modèles économiques largement inspirés de la grande consommation. L'intensification des collections, y compris dans la joaillerie, participe largement d'une accélération du rythme d'innovation. Le développement économique des marques de luxe repose sur leur capacité à cultiver la différence, à ne pas être copiées et à entretenir des leviers permanents de vente.
À l'inverse, à l'image de Viktor&Rolf détrônant Karl Lagerfeld chez H&M, la référence au luxe investit chaque jour davantage la sphère de la grande consommation. « Cela fait vingt ans que l'on dit que le luxe perd de sa valeur. Le luxe est partout, et il y a du luxe pour tout le monde », lâche Paul-Emmanuel Reiffers, président de l'agence Mazarine.
Pourtant, par-delà l'évolution d'un marché aux tendances protéiformes, les interférences d'univers de consommation jusqu'alors tenus à distance, l'émergence de modèles économiques aussi nouveaux que structurants, le luxe conserve des référents d'identification bien spécifiques. Des codes qui lui sont propres, et auxquels la population des hauts revenus, clientèle historique des marques haut de gamme, reste particulièrement attachée. Ces codes, quels sont-ils ? « L'esthétique de la communication, la conceptualisation par le produit, la dimension spectaculaire, résume Xavier Romatet. Le tout, dans un environnement valorisant. »
Trois critères sous-tendent de fait la facture publicitaire des marques de luxe : qualité picturale, sobriété extrême de messages, souvent réduits à la seule mention de la marque, formats spéciaux (pages doubles, dépliantes, etc.). « Ces fondamentaux ne sont pas propres à l'achat d'espace en presse magazine, on les retrouve sur Internet, dans l'événementiel et jusqu'aux points de vente », commente Xavier Romatet, qui, avant de prendre la présidence de Condé Nast, fut l'un des dirigeants du groupe publicitaire DDB France.
Ainsi, le luxe, dans sa stratégie d'ouverture à des publics divers, appelle à dépasser la stricte culture publicitaire. « Il faut développer des approches, des structures et des organisations beaucoup plus ouvertes », avance Frédéric Winckler. Et de revendiquer l'expérience de marques affranchies du seul achat d'espace, conjuguant outils éditoriaux, événements, relations publiques, partenariats artistiques, médias digitaux, points de vente et stratégies de relation client. Les sommes faramineuses investies par Louis Vuitton dans son magasin des Champs-Élysées, RP et événementiel compris, témoignent par exemple de la place centrale du point de vente dans le dispositif médiatique des marques de luxe. « Les populations nouvellement ciblées par ces marques dans leur stratégie de massification ont soif de proximité, d'une relation plus forte, mais aussi d'informations. Elles veulent qu'on les familiarise avec ces codes encore nouveaux pour elles », commente Claus Lindorff, codirigeant de BETC Luxe.
Pas d'incompatibilité entre les riches et Internet
Condé Nast vient de commander une étude sur les liens entre hauts revenus et Internet, dont les premiers résultats infirmeraient totalement l'incompatibilité supposée entre cette catégorie de consommateurs et le Web. « Internet est voué à devenir un incontournable dans la surface d'expression des grandes marques, souligne Stéphane Truchi, d'Ipsos. Pas forcément comme canal de vente, car, en la matière, rien n'est acquis. Mais certainement comme lien de proximité avec la marque. » Les acheteurs en ligne de produits haut de gamme seraient de plus gros cyberconsommateurs que la moyenne des internautes. « Mais c'est l'indicateur luxe qui prévaut sur le support, ajoute Xavier Romatet. On ne vient pas au luxe par Internet. Celui-ci n'est qu'un moyen de diffusion supplémentaire pour ce type de consommateurs. »
Le luxe repose sur un « business model » respectueux de certaines règles communes : maîtrise de la chaîne de conception du produit, depuis sa fabrication jusqu'à sa distribution ; mise en place d'une organisation centralisée visant la maîtrise de la chaîne du produit, depuis la conception du produit à sa communication ; reporting financier rigoureux, garantie d'une intégration verticale de la commercialisation du produit. La population des hauts revenus, si elle n'est pas nécessairement, du moins spontanément, consciente de ce corpus de normes, affirme un attachement de plus en plus soutenu à l'expertise, à la spécialisation des entreprises de luxe et à la revendication de leur coeur de métier.
Si elles doivent tenir compte de cette exigence éthique, les marques de luxe doivent aussi composer avec une nouvelle donne : la culture financière. L'enjeu est double. Il faut, d'une part, multiplier les efforts en termes d'innovation et de créativité, pour pallier une certaine baisse de qualité dans les processus de fabrication. Et d'autre part, concilier des impératifs marketing devenus très prégnants avec une forte tradition créative. « Le choc des cultures est inévitable, affirme Frédéric Winckler, de JWT. Il s'agit véritablement d'un " new deal ". D'autant plus que le marketing n'a jamais bien compris l'univers du luxe. Et pour cause. Les marques de luxe n'écoutent pas les consommateurs ni ne se posent beaucoup de questions sur la consommation. Elles imposent et mènent le jeu. »