A la précédente fracture numérique est en train de se substituer un fosse entre les surconnectés et les déconnectés volontaires. Une étude Havas Media fait le point.

C'est une jeune femme bien dans peau qui possède un Iphone. Ce 11 septembre 2012, sur l'écran de l'amphithéâtre du nouveau siège de Havas, à Puteaux, dans un film projeté à l'occasion de la sortie de l'étude «Unplugged, la France des déconnectés», elle ressemble à beaucoup d'entre nous. «Je suis réticente par rapport à l'usage abusif qu'on peut faire de la technologie, confie-t-elle. Cela peut nuire aux relations humaines. On est sur Facebook pour regarder la vie des autres…»

Cette «déconnectée 2.0», qui appartient à l'une des quatre grandes catégories identifiées par Havas Media (voir encadré), est une cible qui intéresse tout particulièrement les agences de communication. «Elle n'est pas rétro, pas conservatrice, pas hostile au changement, elle a les moyens et peut faire des choix, souligne Dominique Delport, président d'Havas Media. Particularité de cette population: «Elle aime se couper de la technologie, assume un certain anticonformisme, on la retrouve sur des valeurs de curiosité, de métissage, de vitesse, ajoute-t-il. Ce sont des personnes actives socialement, mais qui ne le sont plus numériquement.»

On dira que ces «déconnectés 2.0», qui concernent 3,4% de la population, ne sont encore que très minoritaires. C'est vrai. Mais comme en atteste un sondage Metrix Lab pour Havas Media, réalisé en septembre auprès de 412 personnes, la tentation de la déconnexion gagne du terrain en France. Pas moins de 62,9% des sondés ont le sentiment d'utiliser «beaucoup ou trop» les nouvelles technologies et 63,3% ont «envie de se déconnecter». Plus significatif encore, parmi les motivations de ceux qui se déconnectent, 74,8% le font «car ils se retrouvent trop sollicités, reçoivent trop de messages, de publicités», 74,1% parce qu'ils «pensent qu'Internet est ou peut devenir une drogue pour leurs enfants» et 59,3% tout simplement «car ils souhaitent se ménager un peu de tranquillité».

La France des déconnectés ne se résume pas à cette frange éduquée. On se souvient de la fameuse fracture numérique qui touchait plutôt des populations rurales ou périurbaines à faible pouvoir d'achat. Ces «non connectés subis», comme dit Havas Media, sont encore bien présents entre ceux qui n'ont pas accès à Internet faute de moyens et ceux qui vivent dans des zones peu ou pas couvertes par les réseaux mobiles et ADSL.

Pourtant, le fossé s'est considérablement réduit en douze ans. Au 1er janvier 2012, la quasi-totalité du territoire est accessible au téléphonie mobile, la 3G d'Orange et SFR couvrant 98% de la population (93% pour Bouygues Telecom). Du côté des réseaux ADSL, les «zones blanches» ne se limitent plus qu'à 0,9% des lignes téléphoniques (soit environ 265 000) tandis que les «zones grises» (offrant un débit inférieur à 2 Mbits) concernent 10,7% des lignes. Pour ceux-là, certains usages quotidiens du Net, comme la vidéo à la demande, sont impossibles.

Ces foyers aux revenus modestes sont des personnes âgées, des étudiants. Si, en 2012, 25% des foyers français n'ont pas d'accès à Internet, cette proportion grimpe à 57% pour ceux aux revenus inférieurs à 1 500 euros par mois. Selon le Credoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie), ils ne sont que 56% de ces foyers modestes à posséder un ordinateur (78% dans les foyers français). De même, seuls 43% de ces foyers  sont dotés d'une connexion Internet (75% de l'ensemble des foyers) et 10% d'un smartphone (contre 17%).

Des offres adaptées

Les marques ont-elle adapté leurs offres à ces déconnectés «subis»? «Il y a une opportunité pour elles de prendre l'initiative sur la citoyenneté, qui est préemptée surtout par les pouvoirs publics», affirme Havas Media dans son étude. Cynisme, récupération? Les offres dites sociales représente en tout cas un véritable enjeu marketing. En mars 2011, dans le cadre du revenu de solidarité active (RSA), un forfait social mobile à 10 euros par mois est proposé dans plusieurs offres labellisées. Mais la communication des opérateurs sur ces propositions est restée discrète…
En septembre 2011, Orange lance une offre spéciale pour les étudiants: une tablette et un abonnement 3G à 1 euro par jour. Bouygues Telecom associé au constructeur Archos répliquent avec une offre du même type. Surtout, le nouvel entrant Free Mobile a magistralement récupéré l'argument «social» en annonçant en janvier 2012 un forfait à 2 euros présenté comme RSA, «alors qu'il s'agit d'une offre “low cost” ouverte à tous», selon Havas Media. «Même avec un forfait à 2 euros, on fait de la marge», soulignait Xavier Niel, fondateur de Free.

De même, les seniors restent une cible trop ignorée: alors que les plus de 70 ans représentent 8,2% de la population, 55% des retraités et 75% des plus de 70 ans ne disposent pas de connexion Internet. «La vraie fracture numérique se fait à partir de 75 ans, souligne Hervé Sauzay, directeur du Salon de seniors. Mais la croissance d'Internet ne se fait plus que par l'explosion de la consommation de ces supposés réfractaires. Alors qu'il n'y a avait que 4% des plus de 64 ans qui pratiquaient Internet il y a cinq ans, ils sont 32% aujourd'hui.» Encore faut-il savoir leur parler. Orange, avec son pack Hello en 2009, en a fait l'amère expérience. «Ce fut un échec, ajoute Hervé Sauzay. L'offre qui comportait l'ordinateur et l'abonnement était bien conçue, mais la communication nationale avait imposé un graphisme trop compliqué. Les seniors n'ont pas compris.» Aujourd'hui, le suédois Doro, l'autrichien Emporia Telecom ou le français Bazile Telecom visent clairement les seniors avec des modèles de mobiles simples, avec grosses touches retro éclairées, larges écrans, des touches d'urgence programmables… Dans les télécoms et Internet, les offres «low cost» se sont multipliées depuis un an avec l'arrivée de Free Mobile, à l'exemple de B&You pour Bouygues Telecom ou de Sosh chez Orange.

Mais ces offres ont-elles ciblé les foyers modestes et non les seuls «geeks»? Car le caractère «100% Web» de ces offres où, de la commande au service après-vente, tout se déroule via un site Internet, et non dans des boutiques physiques, peut freiner les «oubliés», peu acculturés à l'informatique. «La cible senior est constituée de grands amateurs d'e-commerce, observe Hervé Sauzay. Elle a une demande très pratique et s'autolimite sur Internet, qui n'est pas pour elle un outil de statut social.» 

L'usage et l'apprentissage

«Ce sont ceux qui ont la trouille de Big Brother, des manipulations, des petites tracces numériques laissées à leur insu», explique Dominique Delport, d'Havas Media. Dans un contexte de discussion sur la confidentialité des données au niveau européen, les navigateurs sont de plus en plus contraints de rendre anonymes les données et de s'adapter avec l'option «do not track». La plate-forme en ligne Norton propose des liens positifs qui visent à modifier le référencement naturel sur Google. En Grande-Bretagne, l'opération «please rob me» visait à mettre en alerte les internautes sur la vulnérabilité induite par leurs traces laissées sur Internet. «Facebook a un aspirateur à données qui vous suit avec plus de 300 trackers qui aspirent les informationss par types de produit», rappelle Dominique Delport.

Pour répondre à cette tendance, les marques commencent aussi à se mobiliser. Axa a ainsi lancé le service de «protection intégrée», qui permet à ses usagers de se protéger des risques de réputation liés à Internet.

Chez ces «flippés» paranos ou «déconnectés 2.0», la «déconnexion volontaire» est réservé à une certaine élite. Aux Etats-Unis, elle se monnaye: une poignée d'hôtels de luxe proposent des chambres sans connexion ni appareils électroniques, et des écoles privées (160 «Waldorf» schools, à 20 000 dollars par an) proposent une scolarité garantie sans écran et sans technologie… en plein cœur de la Silicon Valley.

Un luxe, aussi dans le monde du travail: «Ceux qui occupent des postes à responsabilités ont le pouvoir de se déconnecter, quand d'autres doivent rester branchés, souligne Dominique Cardon, sociologue au Laboratoire des usages d'Orange Labs. Il y a ceux qui appellent et ceux que l'on appelle, avec une injonction à répondre.»

La «fracture» est ainsi entre ceux qui sont constament reliés et ceux qui ont la capacité de se déconnecter, qui en ont l'envie et la possibilité. Les marques et les entreprises se sont emparé du problème: Wolkswagen coupe ses serveurs Blackberry après 19 heures, BMW fait un spot de prévention contre les accidents de la route induit par l'hyperconnexion, Suisse Tourisme organise des vacances déconnectées ou encore Cadburry encourage les gens à ne pas dépenser leur temps bêtement. «36,4% pensent que la technologie apporte des risque réels, rend la vie plus stressante. Et c'est deux fois plus pour les enfants. La différence entre eux et nous, c'est qu'ils ont vécu entouré de technologie, ils ne divisent pas le monde en “on” et “off-line”», relève Dominique Delport.

L'apprentissage de la déconnexion des écrans apparaît d'ailleurs dans les écoles. Depuis 2008, l'association Eco-conseil a ainsi initié «dix jours sans écrans», au départ à Strasbourg. Le concept a été repris par une cinquantaine d'écoles un peu partout en France l'an dernier. «Durant ces jours sans écrans, on demande par exemple aux enfants de relever sur un carnet leurs activités», précise Serge Hygen, d'Eco-Conseil. C'est peut-être là la nouvelle fracture sociale: «Elle porte moins sur l'équipement que sur les usages, les apprentissages, insiste Dominique Cardon, d'Orange Labs. On l'avait déjà observé avec la télévision, où la surconsommation concernait surtout les milieux populaires. Dans certains milieux sociaux, il y a davantage de régulation, on apprend à utiliser les outils et à gérer son temps passé sur Internet. Cela va peut-être devenir un marqueur social.»

 

Sous-papier

 

Les quatre visages de la France des déconnectés

Les exclus. Ils représentent 3,8% de la population, soit 1,91 million de personnes de plus de 15 ans, ils ont de 35 à 59 ans, sont parents, ont des revenus modestes (moins de 1 900 euros mensuels) et vivent essentiellement dans les communes rurales et de moins de 20 000 habitants, parfois en «zones grises» ou «blanches» mal desservies. Ils sont peu connectés et peu doués pour l'informatique, qu'ils appréhendent et dont ils peuvent se passer. Côté médias, ils sont grands consommateurs de télévision (45%), de radios musicales (47%) et de presse magazine (38%), avec une prédominance pour les titres people, féminins et automobiles.

Les Minitélistes. Ils sont 2,056 millions d'individus qui ont plus de 50 ans, soit 4% de la population. Ils se connectent moins d'une heure par jour, peuvent se passer des nouveaux moyens de communication, ne sont pas doués pour l'informatique et ne se tiennent pas au courant des développements technologiques. Pour eux, le progrès s'écoule trop rapidement. Leur consommation des médias s'organise autour des stations généralistes (Radio France à 36% et RTL à 28%) et de la presse quotidienne régionale. 

Les flippés. Ils représentent 3,642 millions d'individus, soit 7,2% de la population. Ils se connectent moins d'une heure par jour à Internet, essentiellement pour échanger des courriels et rechercher des informations pratiques. Ils se méfient des informations véhiculées par ce biais, où ils ne livrent aucune donnée et n'expriment jamais d'opinion. Ils estiment que les rapports humains pâtissent des nouvelles technologies. Leur consommation médias se concentre sur les stations musicales (53%), la presse magazine (45%, notamment sur la maison) et la télévision (TF1, M6 et Canal+).

Les déconnectés 2.0. Ils sont 1,72 million d'individus, soit 3,4% de la population. Agés de 25 à 49 ans, ils sont cadres, aisés et ont des enfants. Peu connectés, ils peuvent se passer d'Internet et de la technologie, dont ils font un usage pragmatique: essentiellement pour des tâches administratives (déclaration d'impôts en ligne) et pratiques (échange de courriels, achats en ligne). Consommateurs sélectifs de médias, ils s'informent surtout via la presse magazine (45%), Radio France (39%), le cinéma (23%), et seulement 25% citent la télévision.

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