Cette forme de «financement collectif» permet de lever des fonds en ligne pour des projets hétéroclites. Avec un certain flou sur le mode de rétribution des internautes. Les marques s’incrustent dans ce jeune écosystème très branché.

Comment lever des fonds tout en testant son idée en ligne, voire en assurant sa promotion? Projets de films, de revues, d'acquisition d'œuvres d'art, d'inventions… Pour financer leurs projets en contournant la frilosité des banques, des milliers d'entrepreneurs font désormais appel aux internautes. C'est le «crowdfunding» (financement participatif sur Internet), une de ces nouvelles tendances qu'adore le Web, par nature participatif et ouvert.

En 2012, 2,7 milliards de dollars ont été investis dans des projets de crowdfunding, dont 946 millions en Europe, d'après la société de recherche Mas Solution, qui s'est basé sur 308 plates-formes de financement participatif: 30% des investissements sont allés à des projets sociaux ou philanthropiques, 17% à des entreprises, 12% à des films ou aux arts de la scène et 7,5% à la musique.

Une poignée de start-up se positionnent sur cette «nouvelle économie». Des plates-formes intermédiaires qui présentent les projets présélectionnés, un montant et une échéance fixés à l'avance. En France, Kiss Kiss Bank Bank indique 439 000 euros de chiffre d'affaires pour 2012 et 5 millions d'euros levés. Ulule a récolté 6 millions, My Major Company revendique 11 millions de chiffre d'affaires pour 2012, issus à 70% du disque. Quant à l'Américaine Kick Starter (128 millions de dollars levés), qui a ouvert cette année un bureau à Londres, elle ne cache pas ses ambitions européennes.

Le crowdfunding irrigue de plus en plus de secteurs. Cinéma, musique, audiovisuel, arts vivants, livres, presse (cf. Stratégies n°1707 du 17 janvier 2013)… Les projets de restauration ou d'acquisition d'œuvres culturelles débarquent aussi: en novembre 2012, Mymajorcompany ouvrait avec le Centre des monuments nationaux (ministère de la Culture) quatre projets de restauration de monuments, tel le Panthéon, assortis de déductions fiscales. A venir aussi, du crowdfunding politique, initié par Barack Obama lors de la campagne électorale de 2008, qui a levé en ligne les deux tiers des 750 millions de dollars de sa campagne. Autre nouveau créneau, le sport: Ulule a ainsi lancé une plate-forme sur le sujet avec Sponsorise.me, filiale de l'agence de marketing sportif Sportlab.

Les gadgets high-tech ne sont pas en reste, à l'image des inventions qui fourmillent sur Kick Starter, comme ce projet de vaisseau à l'image de l'Etoile noire de Star Wars, qui est parvenu à lever 350 000 euros, avant… de disparaître en fumée.

«On va voir des projets de science appliquée, de technologies, de design», estime Vincent Ricordeau, PDG et cofondateur de Kiss Kiss Bank Bank. My Major Company regarde aussi sur ce créneau: «Nous allons nouer un partenariat avec un gros distributeur, qui distribuera dans ses travées des inventions financées via notre plate-forme», révèle Michaël Goldman, son PDG.

«Une fabrique d'histoire»

Le crowdfunding est un aussi outil de marketing d'un nouveau genre. En soumettant son idée sur une plate-forme spécialilsée, l'entrepreneur amateur la teste: étude de marché, constitution d'une communauté de prescripteurs… Sur la page du projet, un décompte affiche en temps réel la somme levée, le temps restant, la liste des contributeurs, etc. «Pour présélectionner les projets, on regarde entre autres la base de fans dont ils disposent», admet Alexandre Boucherot, cofondateur et PDG de Ulule.

Les marques ont tout intérêt à s'insérer dans cet écosystème bouillonnant, où la créativité est mise en avant: «Un créneau intéressant, dans une démarche d'“optimisme-washing”», sourit Vincent Ricordeau, de Kiss Kiss Bank Bank. «On se positionne comme une fabrique d'histoires», renchérit Alexandre Boucherot, fondateur de Ulule.

Les plates-formes de crowdfunding montent ainsi des partenariats avec des marques. Chez Kiss Kiss Bank Bank, certaines sont mentors, telles MK2, l'agence Capa ou La Banque postale. Depuis deux ans, cette dernière choisit un à deux projets par mois, dont elle complète la collecte. A la clé, un joli retour sur image et «elle se greffe à des histoires de créateurs d'entreprises», précise Vincent Ricordeau.

Même démarche chez Ulule. Avec une première, organisée en octobre 2012 avec la région Auvergne et les marques Volvic, EDF et Crédit mutuel. «Après un appel à projets lancé un mois avant, les partenaires abondaient les sommes versées sur les projets. Une quinzaine ont ainsi été financés», précise Alexandre Boucherot. De manière plus informelle, «on voit aussi des marques soutenir des projets, comme Dailymotion dans l'audiovisuel. Libre à elles de le faire savoir», ajoute ce dernier.

Rétribution vs gratification

Pas sûr que l'internaute s'y retrouve. Car le crowdfunding repose sur un système de don/contre-don, cher au sociologue Marcel Mauss: «Le seul retour sur investissement est émotionnel, avec la fierté de participer à un projet», clame Vincent Ricordeau. L'internaute devra se contenter de «gratifications» immatérielles, fixées par les porteurs de projets: invitation à l'avant-première ou au vernissage, scénario dédicacé… Les plates-formes, elles , se rémunèrent par une commission sur les sommes levées par les entrepreneurs (8% chez Ulule et Kiss Kiss Bank Bank).

Et si le projet n'aboutit pas? L'internaute récupère sa «mise» si le financement n'est pas bouclé. Mais c'est plus flou si un projet préfinancé n'est finalement pas viable, comme cela pourrait être le cas pour la console Ouya (voir encadré).

D'autres plates-formes de crowdfunding, s'appuyant sur un système de «private equity» (capital investissement), permettent à l'internaute d'investir dans des entreprises et d'être à terme intéressé aux résultats. Le modèle de My Major Company, mais lui aussi contesté. Car malgré quelques succès commerciaux (tel le chanteur Grégoire) et une quarantaine de musiciens qui ont pu sortir un disque, en janvier dernier, près d'un millier de «coproducteurs en colère» dénonçaient l'opacité du modèle et les trop faibles retours sur investissement. «My Major Company s'est contenté de reproduire le fonctionnement d'un label musical, avec pour objectif de vendre des disques», estime Vincent Ricordeau. Mais la plate-forme continue de prôner un modèle où l'«on propose des contreparties financières pour une minorité de projets où on est impliqués, comme en BD, livres et spectacles». Car «le don/contre-don permet de collecter de l'argent auprès des connaissances et des convaincus, mais permet-il de toucher des tiers, le gros des internautes? C'est la culture outre-Atlantique, mais pas en France», martèle Michaël Goldman, PDG de My Major Company.

 

Sous-papiers

 

Mécénat

«Tous mécènes» du Louvre
Comment dépoussiérer son image et sensibiliser le grand public au don en ligne? A l'automne 2010, le musée du Louvre ouvrait son site Tous mécènes. Avec pour objectif de susciter des dons en ligne. Il s'agissait alors d'acquérir Les Trois Grâces du peintre Lucas Chranach, mais en levant en ligne un million d'euros en trois mois. Depuis, il aligne des dons records: 500 000 euros en mai 2012 pour l'opération de restauration de deux éléments de statues égyptiennes, puis 800 000 euros fin janvier 2013 pour l'acquisition de statues en ivoire, lancée en octobre 2012. Avec cette plate-forme, le musée a recouru à de bonnes recettes marketing: un nom qui claque comme un slogan, une communication auprès des médias, une plate-forme au design soigné, conçue par un studio de création Internet: «Très visuelle, avec des vidéos, un décompte en temps réel de la campagne, un livre d'or en ligne… Nous voulions apporter une dimension ludique au don en ligne», explique Eléonore Valais de Sibert, responsable du service du mécénat individuel au Louvre. Le musée a ainsi initié une nouvelle forme de mécénat populaire. La communication se situe aussi dans les modes de gratifications proposés à l'internaute, par seuil de don: invitation, visite privée du musée, etc. Côté événementiel, «tous les donateurs sont nommément remerciés sur de grandes bannières déployées dans le musée après chaque opération. On les inscrit ainsi dans une histoire collective», ajoute Eléonore Valais de Sibert. L'art du storytelling…


Politique
Patrick Menucci tente l'aventure
Un précédent? Début avril, le député-maire socialiste marseillais Patrick Menucci, candidat à l'investiture du PS pour les municipales de 2014 dans la cité phocéenne, lançait un appel à financement en ligne pour organiser un meeting, le 8 avril. Objectif: lever 5 245 euros auprès des internautes, sur un site créé pour l'occasion et hébergé par la plate-forme Ulule.net. Les formes de gratifications proposées aux internautes sont diverses, de la photographie de Patrick Menucci à une «place de dîner d'après-meeting» pour les plus généreux. Las, l'appel aux dons en ligne a échoué, avec 1 420 euros engagés par 30 internautes, «remboursés depuis», précise l'équipe de Patrick Menucci. Simple coup de communication? L'initiative a été lancée dans un climat politique local agité par les «affaires». «Nous voulions trouver un mode de financement transparent, innovant, en mettant à contribution les citoyens», souligne Maud de Bouteiller, directrice de cabinet de l'élu. L'agence La Netscouade de Benoît Thieulin, qui accompagne Patrick Mennucci durant la primaire, l'a conseillé sur cette opération, espérant promouvoir le crowdfunding comme nouvelle forme de financement de campagne. De quoi titiller la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques. «Nous avons apporté une réponse de principe: cette forme de financement ne nous paraît pas conforme, puisque les fonds de campagne doivent être recueillis par le mandataire financier», précise à Stratégies la CNCCFP. Or, ici, le rôle de Ulule, qui prélève 8% des fonds versés, poserait question en tant qu'intermédiaire. «Nous voulions faire évoluer la loi sur les comptes de campagne», assure Patrick Mennucci. Qui constate, amusé: «Ça m'a fait beaucoup de papiers dans la presse, ça fait parler les gens.»

 

Presse
Le «slow journalism» version rapide

Quelque 1,3 million de dollars levés en ligne en huit jours pour un projet de média néerlandais de «slow journalism» et d'articles de qualité. De Correspondent a été lancé par le journaliste allemand Rob Wijnberg et le designer Harald Dunnink, fondateur de l'agence digitale Momkai. Mais le projet est prometteur et l'opération de communication autour de cette levée de fonds express habilement menée. Le concept: un média totalement digital, décliné sur Internet, mobile et tablette. Proposé par abonnement, pour 60 euros par an, il n'inclut à priori pas de publicité dans son modèle. De fait, les 17 000 «crowdfunders» ont préfinancé cette publication en prenant chacun un abonnement. La campagne de crowdfunding a ainsi été menée sur leur propre site, en anglais et en néerlandais. Avec au premier chef un manifeste en dix slogans, de «Daily, but more than the issues of the day» (Quotidien, mais davantage que les questions du jour) à «Fully digital» (Tout digital) en passant par «No advertisers, but partners» (Pas d'annonceurs, mais des partenaires). Autre atout, le soutien en ligne, durant la campagne, de personnalités néerlandaises, comme l'écrivain Arnon Grunberg ou la femme politique Femke Halsema. Le futur média a aussi commencé à se bâtir une communauté, basée sur la confiance, avec ces internautes qui ont préacheté les premières publications.

 

High-tech

Ouya, la console «open source»

Le magazine Wired, Bible des «geeks», se pâme sur «cette campagne Kick Starter au succès remarquable», menée en juin 2012, qui a permis à Ouya de collecter 8,6 millions de dollars auprès de quelque 63 400 internautes. La seconde plus grosse levée de fonds réalisée sur la plate-forme américaine. Un an après, le 4 juin, la start-up américaine va proposer aux distributeurs sa console de jeux éponyme, pour 99 dollars. Sa fondatrice, Julie Uhrman, espère bouleverser le marché des jeux vidéos en permettant à tout développeur de créer ses jeux vidéos bon marché, sur la plate-forme Android. Et de choisir entre différents modes de monétisation. Une dose d'ouverture dans un univers fermé, où dominent Sony, Nintendo et autre Microsoft… Le nombre de téléchargements des jeux ne seront pas un indicateur: «Ouya conçoit son propre algorithme, qui déterminera si un jeu est bon ou pas en fonction du comportement des joueurs», précise Julie Uhrman à Wired. En prenant en compte des critères tels que le lancement du jeu, la fréquence et la durée des sessions. Le jeu a plusieurs atouts: un prix calibré (sous la barre symbolique des 100 dollars), un designer renommé (Yves Behar), des communautés de «gamers», dont une dans l'Hexagone, Ouya France. Reste à voir si les tests seront concluants: les avis des «bêta-testeurs» de la console (qui sont aussi donateurs), menés depuis le 28 avril, sont mitigés. Avec une question inédite pour Kick Starter: qu'arrivera-t-il en cas d'échec ou de non-finalisation du produit?

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