INTERVIEW. Bruno Decharme, réalisateur de documentaires, de clips et de films publicitaires, expose jusqu'au 18 janvier à la Maison rouge à Paris une partie de sa collection d'art brut, la plus importante au monde avec plus de 3 500 œuvres de 400 artistes. Alain Delcayre @adelcayre

Quand avez-vous débuté votre collection et selon quels critères?

Bruno Decharme. La première œuvre que j'ai achetée, c'était en 1978. L'art brut n'est pas une école ou un style, c'est un concept qui, à partir de critères essentiellement sociologiques, psychologiques, ethnologiques, mais aussi philosophiques et critiques, permet de réunir ce type d'œuvres. Mais tout ces gens, qui ont produit ces œuvres, n'ont rien demandé à personne. C'est le collectionneur qui décide et décrète que telle œuvre est de l'art brut.

Quelle est alors votre propre définition de l'art brut?

B.D. Il y a une définition historique, celle instaurée par Jean Dubuffet [en 1945], à savoir des œuvres produites par des gens qui sont étrangers au monde de l'art [dit culturel] et qui, pour des raisons personnelles, se mettent à produire. Ce sont généralement des personnes qui ont séjourné dans des hôpitaux psychiatriques ou des gens extrêmement isolés, souvent dans les campagnes, qui passent à un moment donné de l'autre côté du miroir. Ces gens, qui n'ont pas de normes, construisent leur propre système, leur propre vocabulaire. Il y a cependant des cas d'artistes, souvent très académiques comme Fernand Desmoulin et Zdenek Kosek, qui ont connu, disons, une métamorphose psychique, voire pour certains une crise psychotique, qui les a orientés vers une production totalement différente de ce qu'ils faisaient jusqu'alors. Et c'est ça qui est passionnant, car on touche du doigt comment le processus créatif se met en route. Les surréalistes ont tenté à leur manière de retrouver cet état de grâce, cette radicalité. Mais il y a en fait peu d'artistes qui arrivent ainsi à produire en dehors des normes établies.

Quels sont les processus de création qui vous ont le plus frappé parmi les artistes dont vous collectionnez les œuvres?

B.D. Pour faire court, nous parlons de gens pour qui le monde est un champ de bataille qui a explosé en mille morceaux. Certains ont la capacité de reconstruire autre chose en trouvant des systèmes qui leur sont particuliers. C'est souvent délirant, mais cela s'appuie sur un savoir sur le monde qui leur est propre, avec généralement un côté visionnaire. C'est fascinant. Quand Kosek vous parle de météo et de cataclysmes à venir, c'est certes extravagant mais d'un point de vue métaphorique, pour nous, c'est totalement vrai par rapport à notre propre responsabilité vis-à-vis du climat, de l'environnement.

Plus généralement, quels sont les apports de l'art brut au monde de la création?

B.D. Un artiste dit culturel est très centré sur son œuvre et ne parle souvent que de lui. Un artiste de l'art brut, lui, ne parle jamais de son œuvre, il va vous parler du temps, de Dieu, de sauver le monde... En fait, l'art brut est un domaine qui casse complètement les normes de l'art occidental qui n'est finalement qu'une recherche esthétique ou, avec l'art contemporain, une manière d'interroger l'esthétique. L'art brut, lui, interroge le monde en utilisant une forme qui lui est spécifique. C'est l'invention d'une langue, en réalité. Une langue qui nous touche car elle fait écho à des fondements archaïques de notre être. L'art culturel est une représentation symbolique du réel; l'art brut est une captation du réel, non pas au sens de la réalité, ce qu'on perçoit, ce qu'on maîtrise mais au contraire tout ce qui nous échappe, l'angoisse suprême sur la finalité de notre existence. Et c'est de cela qu'ils parlent via leur prisme psychotique.

Mais tous les artistes de l'art brut ne sont pas psychotiques?

B.D. Des autodidactes, comme Anselme Boix-Vives, ont réalisé des productions magnifiques. Mais, selon moi, ce sont les artistes psychotiques qui sont les plus intéressants de par les systèmes qu'ils nous proposent. Prenez l'exemple d'Adolf Wölfli. A partir du moment où il a été placé dans un hôpital psychiatrique, il a fait table rase du passé et s'est mis à tout réinventer, les mathématiques, l'histoire, la musique, tout! Et avec des formes inouïes de beauté. C'est quelqu'un qui a clairement marqué l'histoire artistique du XXème siècle.

L'art brut sortant de son ghetto peut-il devenir une source d'inspiration pour la publicité, comme l'est l'art dit culturel?

B.D. L'art brut peut être une source d'inspiration pour la publicité, formellement. Nous avons souvent des demandes pour utiliser des œuvres à des fins publicitaires. Encore récemment, on me l'a demandé pour faire une pochette de disque. Mais je ne suis pas très à l'aise avec cela. J'ai plutôt envie de dire aux publicitaires de venir s'alimenter, de se nourrir d'art brut comme ils le font avec les autres domaines artistiques. Si Jeff Koons, par exemple, de par sa façon très marketée de représenter la société à travers des achétypes, va certainement – je dirais naturellement – être récupéré par le monde de la publicité, les artistes d'art brut, eux, ne s'y prêtent guère, selon moi. Ils apportent plutôt une vision essentielle avec une capacité de dynamitage d'une violence extrême. Mais ils ne revendiquent rien. Récemment, une œuvre de Henry Darger a été vendue chez Christie's au prix record de 600 000 euros. On est encore loin des sommets atteints sur le marché de l'art, mais dès lors qu'on a sorti l'art brut du seul cadre de sa production, la messe était dite. En le décrétant partie intégrante du domaine de l'art, on le fait entrer de plain-pied dans une logique de marché.

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