L’avènement du programmatique a tout d’un tsunami pour le secteur de l’achat média. Automatisation, ciblage des audiences, exploitation des données… Il bouleverse les approches, les méthodes de travail et les organisations. Et ce n’est qu’un début.

Le 27 octobre 1994, le monde de la publicité basculait dans l’ère du digital avec l’apparition de la première bannière publicitaire diffusée sur le web. Si l’on avait dit ce jour-là aux dirigeants d’American Telephon & Telegraph et du site HotWired.com, à l’origine de cette avancée historique que, vingt ans plus tard, la commercialisation d’une publicité sur internet se ferait en un clin d’œil, ils seraient sans doute restés sceptiques.

C’est pourtant ce que rend désormais possible le programmatique aux professionnels de la communication grâce, entre autres, au real time bidding (RTB), ce mode d’achat aux enchères et en temps réel d’un espace publicitaire sur le web. Avec lui, la publicité s’affiche en moins de 120 millisecondes, le temps nécessaire à un internaute pour charger une page web.

Une révolution qui bouleverse les métiers de l’achat d’espace tels qu’ils étaient pratiqués jusque-là. Fini le temps où les emplacements publicitaires étaient achetés à l’avance auprès des régies et où la couverture sur cible relevait d’une estimation basée sur l’audience de tel ou tel support. «  Avec le programmatique, le marché passe d’une logique de média planning à une logique d’audience planning. Il s’agit dorénavant de toucher précisément chaque individu sur le bon support, au bon moment et au bon endroit, chaque impression étant achetée à un prix différent en fonction du profil de l’utilisateur », indique Jean-Luc Chetrit, le président de l’Union des entreprises de conseil et achat média (Udecam).



Les états-unis en tête



Une approche révolutionnaire qui n’en finit pas de faire des adeptes. Elle est née il y a cinq ans avec le développement de plateformes automatisées inventées par les géants américains de l’internet. Baptisées ad exchanges (Doubleclick Ad Exchange de Google, Microsoft Advertising Exchange, Yahoo Ad Exchange…), elles ont bien vite inspiré des acteurs français comme Orange Ad Market ou Adexchange.com, du groupe HiMedia. Imaginées à l’origine pour permettre aux éditeurs de sites web de commercialiser leurs inventaires invendus et à faible audience, ces places de marché se voient aujourd’hui confier la vente d’espaces de plus en plus premium sur des inventaires plus qualitatifs, gonflant d’autant les investissements qui leur sont dédiés. La pratique, réservée jusque-là au web, touche aujourd’hui les médias traditionnels, de la télévision à la radio, en passant par le bon vieux papier, comme le montre la récente initiative de Time Magazine.

À ce jour, les États-Unis sont, sans surprise, le plus gros marché de l’achat média programmatique à l’échelle mondiale, avec 10 milliards de dollars d’investissements totalisés en 2014 (8,2 milliards d’euros). Pour 2015, le cabinet BI Intelligence prévoit que, sous l’impulsion du RTB mobile et du RTB vidéo, ce mode de transactions représentera outre-Atlantique 15 milliards de dollars (13 milliards d’euros), soit 52,3 % de revenus publicitaires digitaux, et 65 % en 2020.



Un marché français dynamique



La France, de son côté, n’est pas en reste. Elle se situe même parmi les marchés européens les plus actifs. Le dernier rapport de l’Observatoire de l’e-pub SRI-Udecam-PwC indique une croissance du programmatique de 66 % en 2014, pour un volume d’achat établi à 195 millions d’euros, soit 24 % des dépenses du display, contre 16 % en 2013 et 7 % en 2012. Le RTB représente quant à lui 90 % des achats programmatiques. Une progression confortée par des perspectives qui s’annoncent pour le moins encourageantes : la société d’études IDC mise sur une croissance annuelle de 49 % jusqu’en 2017 sur le marché hexagonal.

En France, l’accélération du marché s’est produite en 2013, après que les plus grands groupes média traditionnels se sont alliés en créant leurs propres places de marché : Audience Square (M6, Le Monde, Prisma Media, Express Roularta, Nouvel Observateur, Les Échos, Libération, NextRadioTV…) et La Place Media (Amaury, TF1, Lagardère, Le Figaro, France Télévisions, Sud-Ouest, Mondadori…). Ce qui a de fait multiplié le nombre d’inventaires disponibles. Après deux ans de maturation, le programmatique a connu cette année-là une croissance de 125 %, selon l’Observatoire de l’e-pub SRI-Udecam-PwC, passant de 52 millions d’euros fin 2102 à 117 millions d’euros.

Ce qui était jusqu’ici une spécificité française ne l’est d’ailleurs plus. Il y a deux mois, plusieurs grands éditeurs internationaux ont eux aussi créé leur place de marché privée au Royaume-Uni. Baptisée Pangaea Alliance, elle réunit The Guardian, à l’initiative du projet, Financial Times, Reuters, CNN et The Economist. Un rapprochement qui permet aux annonceurs et aux agences média d’accéder à un inventaire de près de 110 millions de visiteurs uniques mensuels, selon ComScore cité par The Guardian.

Si le marché français se montre aussi dynamique, il le doit également à l’écosystème particulièrement dense qui s’est constitué autour du digital, de la donnée et du marketing. Un secteur composé de start-up innovantes qui délivrent, à un rythme soutenu, de nouvelles solutions technlogiques pour améliorer le ciblage, les taux de conversion, les niveaux de répétition, etc. L’Hexagone abrite d’ailleurs quelques-uns des pionniers du secteur, comme Weborama, HiMedia et Criteo, ce dernier étant désormais considéré comme une référence sur le marché de l’ad serving. Coté au Nasdaq, le spécialiste du ciblage publicitaire sur internet affiche des performances bluffantes : des revenus en hausse de 70 % en 2014, à 304 millions d’euros, et un bénéfice net de 35 millions d’euros, contre seulement 1 million en 2013 !

« Cette activité évolue à une vitesse telle qu’il est parfois difficile de suivre le rythme, concède d’ailleurs Pierre-Jean Bozo, directeur général de l’Union des annonceurs (UDA). Mais la dynamique enclenchée depuis trois ans par le programmatique ne sera un véritable moteur pour l’industrie publicitaire que si elle profite à tous. Il faut donc veiller à ce qu’elle ne crée pas un marché à deux vitesses où seuls les gros annonceurs tireraient leur épingle du jeu. »

Cette montée en puissance ne doit pas non plus faire oublier que le programmatique reste un vrai point d’interrogation pour de nombreux annonceurs. Ce qui fait, à ce titre, la raison d’être du numéro que vous tenez entre les mains. Dans une étude portant sur la maturité des annonceurs et des agences face au programmatique, le trading desk indépendant Tradelab a ainsi interrogé, à l’automne dernier, 227 professionnels sur leur niveau de connaissance et d’adoption du RTB.

 

Audiences garanties



Les résultats sont édifiants : si 95 % des répondants déclarent connaître le RTB et 67 % l’utiliser, 51 % ont indiqué en avoir une connaissance moyenne, auxquels s’ajoutent 8 % qui admettent en avoir une connaissance très faible. Plus significatif encore, près de la moitié des sondés (44 %) ne font pas la différence entre achat programmatique et RTB. Rappelons donc que les deux notions ne sont pas interchangeables : le programmatique recouvre l’ensemble des transactions publicitaires opérées de manière automatisée. Le RTB n’en est qu’un des modèles et repose sur le principe d’enchères effectuées en temps réel.

Tradelab fait également ressortir de son étude un point essentiel concernant la vision des annonceurs du RTB : le fait qu’une large majorité d’entre eux (85 %) ne le considèrent plus seulement comme un levier réservé à la performance, mais comme un outil permettant au contraire d’obtenir de très bons résultats dans le cadre d’une campagne de branding.

Conséquence directe de cette prise de conscience, la plupart des acteurs du marché parient pour 2015 sur un renforcement du premium et la multiplication des deals privés, qui permettent aux annonceurs d’accéder, via les ad exchanges, à des emplacements de choix et des audiences garanties, qui sont plus difficiles à trouver et à identifier sur le marché « ouvert ». À commencer par le « first look », qui donne à une marque un accès prioritaire pour afficher en premier sa publicité sur une impression donnée. Encore faudra-t-il que les éditeurs apportent des preuves chiffrées pour convaincre leurs clients que le programmatique garanti offre de meilleures performances média, justifiant ainsi des prix plus élevés. On touche là à l’épineux problème de la visibilité, qui s’impose progressivement comme la nouvelle monnaie d’échange sur les ad exchanges.



Mobile et vidéo



Hormis les deals privés, les deux moteurs de croissance du programmatique en 2015 devraient être le mobile et la vidéo. Certes, le mobile est un média sous-investi en France au regard des comportements de consommation des utilisateurs, mais il a néanmoins atteint, en 2014, 14 % des dépenses publicitaires digitales en France, affichant une croissance de 80 %. Quant à la vidéo, sa part dans les achats programmatiques était de 13 % en 2014, soit 26 millions d’euros, en croissance de 63 % par rapport à 2013.

À ces projections s’ajoute toutefois une condition sine qua non pour que le programmatique prenne définitivement son envol : une transparence accrue au niveau de la qualité des inventaires, de l’utilisation des données, de la protection de la vie privée et des coûts pratiqués par les prestataires. Sans cela, la révolution tant annoncée risque bien de s’enliser. ◊





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