Prospective
L'auteur de science-fiction Alain Damasio s'inspire des travaux du philosophe Michel Foucault, notamment Surveiller et punir. Selon le romancier, le tracking et les smartphones nous enferment chaque jour un peu plus. Tous prisonniers?

Il fête ses 40 ans mais n’a peut-être jamais semblé aussi clairvoyant et visionnaire. À l’heure de l’open space, des réseaux sociaux et du tracking, le livre Surveiller et punir de Michel Foucault, paru en 1975, revêt une nouvelle dimension. Le philosophe y décrit longuement le panoptique de Bentham: dans cette prison «idéale», inventée par le penseur britannique Jeremy Bentham au XVIIIe siècle, les détenus sont soumis à la surveillance de gardiens situés dans une tour centrale, autour de laquelle rayonnent circulairement les cellules.

À l'organisation architecturale s'ajoute un agencement lumineux: la lumière entre du côté du prisonnier, dont on peut distinguer l'ombre portée dans sa cellule, s'assurer de sa présence ou de son absence, etc. Le surveillant, quant à lui, n'est pas accessible à la vue des détenus: le prisonnier ne sait donc pas s'il est surveillé et à quel moment. Ce qui entraîne, selon Foucault, un «sentiment d'omniscience invisible». Donc un auto-contrôle permanent.

Le concept de panoptique, l’auteur de science-fiction Alain Damasio l'exploite et le développe dans ses romans depuis La Horde du Contrevent (Folio SF, 2007)  et La Zone du dehors (Folio SF, 2009), où il invente le monde dystopique de Cerclon. Selon le romancier, internet et les smartphones ont créé «un panoptique portatif». Avec pour dernier épisode, dans l’histoire de la surveillance, la loi sur le renseignement, visant à lutter plus efficacement contre le terrorisme, adoptée par l’Assemblée nationale le 5 mai dernier. Sujette à de vives polémiques. «Un pas de plus dans la généralisation du panoptisme», selon Damasio. Rencontre.

 

Que vous évoque l’actualité récente de la loi sur le renseignement et les débats qui s’en sont ensuivis?

Alain Damasio: Cette loi, c’est le panoptique généralisé sur 60 millions de personnes avec l’adoubement de tous les téléopérateurs et des FAI. Par rapport à l’exercice du pouvoir, tout cela reste très insidieux. Lorsqu’on se trouve devant des CRS avec leur matraque, c’est clair. Là, les systèmes sont invisibles, impalpables. Avec un principe de boîte noire qui peut nous placer à tout moment sur une liste de suspects. Cette loi sur le renseignement potentialise un pouvoir énorme. Dans le même temps, face à ce genre d’avancées dans la surveillance, on constate une forme d’inertie.

 

Pourquoi cette absence de résistance?

A.D. Je vois cela comme un phénomène de «trade-off». On accepte ce marché de dupes par commodité, en rognant nos libertés, en échangeant nos données personnelles contre de la fluidité, contre ce que j’appelle «l’outillage de la paresse». On voit concrètement ce que l’on y gagne, par exemple la grande praticité du GPS, mais on ne voit pas ce que l’on y perd. On ne pressent pas que les informations que l’on donne produisent de la valeur. On préfère se lover dans ce «techno-cocon», qui se révèle être une prison.

 

Pourtant, des inquiétudes quant à la surveillance numérique se font jour. N’y a-t-il pas de réelle prise de conscience?

A.D. Sans doute, mais au fond, comme l’explique Michel Foucault, il existe aussi un plaisir à être surveillé. La surveillance donne un certificat d’existence sociale. Certains de mes amis trouvent génial de recevoir des publicités ciblées sur le web, de se voir proposer des hôtels en Crète lorsqu’ils projettent d’y partir en vacances. On perçoit ce genre d’«attentions» comme du «care»: on prend soin de moi, on me connaît mieux que ma propre femme qui ne sait pas sur quels sites je surfe. Dans le règne de «Big Mother», la gouvernance algorithmique rassure, on s’y sent enveloppé.

 

D’autant plus que, comme vous le décrivez dans vos ouvrages, on va passer du «panoptique» au «pansensitif»…

A.D. Aujourd’hui, grâce aux smartphones, on a le son et l’image. Il existe aussi des prototypes qui intègrent des capteurs d’hydrométrie, des capteurs de poids… Dans mon prochain livre Les Furtifs, à paraître en 2016, je décris une rue équipée de capteurs dans laquelle un type déambule, dans une ville intelligente équipée de systèmes d’oculométrie, qui permettent de percevoir le trajet de l’œil sur les boîtes de corn flakes, mais aussi de systèmes de reconnaissance vocale à la Shazam. Le héros, en marchant, essaie d’éviter les capteurs, mais ce faisant, est déséquilibré et enfonce une dalle. Trente mètres plus loin, il passe devant une vitrine qui lui vend, via un écran OLED, des chaussures orthopédiques, en lui proposant une promo à saisir dans les cinq minutes et lui montre sa propre image avec les baskets pour pronateurs aux pieds. Ça, ça va arriver.

 

En tant qu’auteur de science-fiction, vous sentez-vous parfois dépassé par le déferlement d’innovations technologiques?

A.D. La façon de travailler des auteurs de SF a beaucoup changé. L’anticipation technologique n’a plus vraiment de sens, elle est has-been au moment où on l’écrit. La «hard science-fiction», fondée sur les sciences dures, donnant dans le «space opera» et les vaisseaux spatiaux, est souvent opposée à la «soft science-fiction», fondée sur l’anticipation, la philosophie et les sciences humaines.

Selon moi, il s’agit surtout de comprendre comment les nouvelles technologies réinventent le rapport au monde et à soi. Comment, par exemple, les selfies, le quantified self changent la perception de notre identité, comment le web modifie notre rapport à la mémoire… La SF est dans un âge d’or. Nous sommes dans un monde où l’homme fusionne de plus en plus avec la technologie. Ce qui est certain, c’est que la SF n’a jamais eu autant de responsabilités sociales et politiques.

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