Entre fantasme et réalité, les créatifs français nourrissent une relation complexe avec leurs homologues anglais. Damien Bellon fait partie de ces rares «frenchies» à avoir travaillé des deux côtés de la Manche. Il nous livre son expérience.

Après quinze ans dans la publicité à Paris chez RSCG, TBWA puis BDDP & Fils, vous êtes parti en 2005 travailler à Londres pendant cinq ans, avant de revenir à Paris chez BETC où vous êtes directeur artistique et directeur de création depuis 2011. Qu’est-ce qui vous a motivé à partir là-bas?

Damien Bellon. A Paris, je commençais à tourner en rond et à moins aimer mon métier. J'avais un dossier et un niveau d'anglais exportable, partir pour Londres était un vieux rêve... c'était le moment ou jamais. C’est un drôle de truc, après quinze ans de métier, d’arriver sur un marché où personne ne vous connaît. C'est un vrai coup de pied au cul. A Paris, j'avais ma femme et deux enfants. Je rentrais presque tous les week-ends en Eurostar. Ma femme a assuré pendant cinq ans, y compris sa propre carrière. Chapeau. Cela a été un rythme assez intense pour ma famille et moi, mais c'est au final très enrichissant de faire ce dont on ne se croit pas toujours capable.

 

Quelles sont les principales différences entre les agences parisiennes et londoniennes?

D.B. Quel que soit le pays, chaque agence a sa propre culture mais, dans les grandes lignes, les agences londoniennes sont plus organisées. Surtout il y a deux différences fondamentales. D'abord, les Anglais sont d'un tempérament optimiste et efficace. Les Français sont plus latins, ils racontent plus volontiers leur vie dans un meeting, rejettent plus facilement une demande et intellectualisent parfois le lancement d'un yaourt comme s’il s'agissait de celui d'une fusée sur Uranus. Ensuite, les Anglais n'ont souvent pas peur des idées simples, ils s'intéressent plus à «comment on va la réaliser pour que ce soit incroyable». Du coup, ils sont plus souvent précurseurs car ils trouvent des choses étonnantes au moment du processus de fabrication.

A Londres, il n'y a ni recettes miracles ni méthodes secrètes. Il y a une culture simple qui consiste à mettre la création au cœur des préoccupations d'une agence – et ce n'est pas un simple discours. Les directeurs de création sont souvent plus écoutés qu'en France (ou ailleurs) et personne au commerce n'y affirme détenir les clés d'une marque. Les créatifs à Londres sont en moyenne plus «entourés» par les services de production.

Les Anglais ont l'intelligence d'accorder plus d'importance à «l'idée» qu'aux intrigues pouvant venir du client, du commerce, de la TV prod. ou de l'achat d'art. Enfin, je reviens inlassablement sur le «crafting». Les Anglais ont des «head of art» dans leur agences, ce qui permet aux DC qui ne sont pas très visuels de ne pas trop se planter. Il y a aussi de vrais graphistes intégrés qui ne cherchent pas à devenir directeurs artistiques, car les Anglais savent créer l'espace nécessaire pour eux. Ils sont une vraie force de frappe lors des présentations et finalisations des campagnes.

 

Et dans le travail au quotidien, quelles sont les différences notables?

D.B. Première différence: le temps. Il n'est souvent pas tout à fait utilisé de la même façon qu'à Paris. Les journées commencent plus tôt, les réunions commencent plus souvent à l'heure et sont plus courtes. Autre différence: les formats. A Londres, travailler sur un film qui fait 60 secondes ou une affiche qui fait deux fois la longueur d'une 4x3 parisienne permet de mettre plus facilement d’accord le client et l’agence car l’espace consacré au produit est proportionnellement moins problématique. Tout le monde s’y retrouve. Enfin, de manière plus générale, l'industrie publicitaire est un milieu qui se fréquente beaucoup plus à Londres qu'à Paris. Soho est un vrai village. Les gens s'y croisent, vont boire une bière, se tiennent au courant, etc.

 

Quels sont les «plus» des Anglais?

D.B. Ce sont des gens courageux, ils possèdent un optimisme à toute épreuve, sont plutôt perfectionnistes, organisés et intransigeants. Ils savent aussi se marrer et surtout laisser leur statut au vestiaire quand ils vont au pub ou font la fête. Ce sont des gens qui font souvent attention aux autres, vous verrez facilement un patron aller servir un thé à un de ses employés. C'est naturel, c'est un vrai savoir-vivre. Le cliché dit des Anglais qu'ils sont hypocrites mais la réalité, c'est que bien souvent il s'agit de politesse. Quand je suis rentré à Paris, j'ai été surpris de voir des réunions où les gens se coupaient franchement la parole, où l'on parlait à plusieurs et où chacun empiétait sur le métier de l'autre. J’avais perdu l’habitude, je trouvais secrètement les gens plutôt grossiers. Je dis ça, et en même temps je trouve le bordel des Latins très charmant.

 

Et leurs «moins»?

D.B. Pour le plaisir de me contredire, je dirais que les Anglais savent parfois jouer des règles de politesse pour être hypocrites... Aussi, ils sont durs en affaires là où les Français sont souvent plus arrangeants. Par ailleurs, les Anglais sont assez nationalistes, même s’ils savent parfois laisser sa chance à un gars sorti de nulle part. Il y a aussi «The English Dinner» qui consiste à ne se nourrir que de bière et de mini-paquets de chips au pub...

 

Chez qui avez-vous travaillé à Londres?

D.B. Je suis parti pour Londres avec mon rédacteur Thierry Albert [aujourd’hui DC global de Heineken chez Wieden & Kennedy Amsterdam]. Notre première agence là-bas fut DDB, l'une des meilleures de Londres. Je suis venu de Paris en moto, c'était un vrai baptême puisqu'il a plu tout le trajet. Sur place, il a fallu sérieusement se remonter les manches pour assimiler les briefs en anglais. Les subtilités culturelles demandent beaucoup de concentration. La première année a été dure car rien ne passait en production. Puis tout d'un coup la vanne s'est ouverte et on n’a plus arrêté de produire: Harvey Nichols, Marmite, Financial Times… Quand vous commencez à monter en costard chercher un award pour une agence anglaise, les tracasseries administratives et les kilomètres sous la flotte s’évaporent comme par magie.

Après DDB, nous avons été recrutés par Mother. C'était très diffèrent. DDB était une agence de bosseurs fêtards aux méthodes un peu old school alors que Mother était une agence plus froide et branchée qui entretenait une forme de chaos. Nous sommes passés d'un grand bureau fermé à un open space avec très peu d'espace privatif et de la musique en continu. Nous devions alors trouver les campagnes mais aussi les présenter et les vendre aux clients nous-mêmes. Un changement total d'ambiance et de méthodes, une nouvelle et bonne épreuve d'adaptation. En sortant de Mother je me suis senti capable de bosser sur des briefs en japonais, à poil dans un igloo en écoutant du David Guetta!

 

L'agence Mother est réputée pour ne pas avoir du tout de commerciaux. Comment ça marche au quotidien?

D.B. Passé une certaine taille, une agence sans commerce est un fantasme. Il faut bien que quelqu'un assure les présentations et soit suffisamment convaincant pour encourager un client à surmonter ses doutes ou à bousculer ses mauvaises habitudes. Chez Mother, ce sont les créatifs et les planneurs stratégiques qui se partagent ce travail difficile. Les «stratégistes» assurent le lien quotidien avec le client aidé par des productrices-trafic que l'agence appelle des «mother» et dont le job ressemble à celui des productrices que j'ai connu chez RSCG à Issy-les-Moulineaux dans les années 1990. Le seul véritable avantage à ce système, c'est que ça limite un peu les luttes de pouvoir qui viennent parfois s'interposer entre une bonne création et un annonceur, et que les créatifs ont le débrief «straight from the horse's mouth». Mais, encore une fois, le job existe, il est simplement fait par les autres.

 

Une anecdote mémorable?

D.B. Il y a celle du mec déguisé en Robin des bois au British Academy Television Awards que je raconte sur le site «C’est qui les créa» mais puisqu'on parle de Mother, je n'oublierai jamais cette séance pour Yell.com, les Pages jaunes locales. Une médiatrice est venue très sérieusement nous demander de faire tourner avec l'esprit des trombones attachés au bout d'un long fil. Il y avait les deux clients, et Robert Saville [cofondateur de Mother] debout à côté de moi, hyperconcentré pour réussir à faire bouger ces foutus trombones… La situation était complètement surréaliste. Les trombones bougeaient vaguement grâce à un léger courant d'air venant des escaliers. Je vanne mais Robert Saville, Mark Waits [autre cofondateur de Mother] et Steven Butler [directeur de création, aujourd’hui patron créatif de TBWA Chiat Day] m'ont aussi appris pas mal de choses, des méthodes de pitch, des façons de se servir de la musique, du design, de briefer et bosser avec les réalisateurs…

 

Revenons aux «plus» et aux «moins» des agences. Votre regard sur les agences françaises?

D.B. Les Français sont des gens qui savent en général mieux profiter de la vie et de la famille. Plus spécifiquement, les publicitaires ici ont le grand avantage d'être les challengers européens des Anglais. Challenger, c'est une excellente place. Les créatifs français ont surtout à envier aux Anglais la taille de leur marché et la concurrence plus rude à Londres qui force les agences et les annonceurs à se remettre en question plus souvent. Les créatifs français ont du talent mais produisent trop peu et avec souvent des moyens trop courts pour se payer les cadors des réalisations qui feront la différence.

 

Les talents sont-ils plus nombreux à Londres qu’à Paris?

D.B. Oui car Londres est une plateforme plus internationale. La concurrence est plus grande, les sièges sociaux des grandes marques, les meilleures agences et réalisateurs s'y installent… Détail qui a son importance: les charges sociales sont plus faibles, il n'y a pas de surprotection du statut du salarié ce qui favorise l'embauche et le brassage des talents. Proportionnellement, Paris se défend bien mais doit devenir plus international à l'instar d'Amsterdam, pour enfin partager plus équitablement le marché. Nous sommes la seconde plus grosse ville après Londres et seulement 2h15 de train nous séparent.

Les directeurs artistiques français ont plutôt une bonne réputation à Londres, or il n'y a pas assez de créatifs français à l'étranger. Partir pour mieux revenir enrichi d'un nouveau regard. Paris est une ville tellement plus belle quand elle vous a manqué!

 

Nous avons beaucoup parlé des publicitaires. Et les clients? Quelles sont les différences?

D.B. Le marché étant plus grand et plus concurrentiel à Londres, la différence, c'est qu'un client va devoir proportionnellement prendre plus de risques pour se faire remarquer sinon il va rapidement se faire débarquer. La réalité du business ne laisse pas beaucoup de place à la médiocrité (même s'il y en a aussi) ni aux petits arrangements. Souvent, les pitchs se gagnent avec la meilleure solution créative, pas uniquement avec le meilleur carnet d'adresses.

 

Si vous aviez une jolie offre à Londres, y retourneriez-vous?

D.B. Oui, mais en famille cette fois, comme l'a fait avec beaucoup de courage Frédéric Raillard en allant monter Fred & Farid à Shanghai, et pas si cela venait à contrarier les projets de ma famille. J'ai eu une jolie offre d'Amsterdam cette année pour devenir «creative partner» mais le timing n'était pas le bon et surtout ce que je construis avec l'équipe de BETC me correspond bien. J'encourage franchement tous ceux qui veulent sortir le meilleur d'eux-mêmes à partir bosser à l'étranger où que ce soit, car ils rapporteront des méthodes qui les rendront plus forts… et ils auront au moins quelques conneries à raconter et quelques amis exotiques à recevoir avant de finir au frais au pied d'un cyprès.

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